par René Prédal
Jeune Cinéma n°39, mai 1969
Sorties le vendredi 21 mars 1969 et les mercredis 2 février 2005 et 1er mai 2019
Avec Cérémonie secrète, Joseph Losey franchit un nouveau pas dans l’étude de l’anormalité. Chargeant de plus en plus ses personnages, les situant d’emblée hors du commun pour clarifier son propos en grossissant les traits, le réalisateur prospecte, davantage dans chaque film, les eaux fangeuses d’un inconscient où naissent les fleurs vénéneuses de la déchéance.
Prenant le contrepied du roman de Vladimir Nabokov, il conte l’histoire d’une Lolita "vieillie" (22 ans), traumatisée par les agissements de son beau-père qu’elle avait sans doute pourtant provoqué, et cherchant, au-delà de sa psychose sexuelle, à retrouver la pureté du monde enfantin d’avant la faute - cette notion chrétienne de péché est en effet soulignée par la présence de nombreux crucifix, la récitation de prières et les visites à l’église. Se désirant enfant, elle cherche donc - et trouve - une femme se voulant mère. Dès lors deux solitudes, deux complexes de culpabilité. La fausse mère se reproche la mort accidentelle de sa fillette, et la jeune fille sent également confusément qu’elle fut la cause de la mort (honte ? dégoût ? jalousie ? horreur ?) de sa vraie mère. Deux morts en somme rapprochent les deux êtres avant que l’homme survienne pour les séparer à nouveau tragiquement.
Ce drame de l’inceste, qui complète la galerie loseyenne des perversions sexuelles bourgeoises, se noue et se résout dans l’étouffant décor d’une maison-mausolée pourrissant dans les bruns et les verts foncés de son lourd ameublement baroque. Douée d’un inquiétant pouvoir d’envoûtement, cette étrange demeure emprisonne ses habitants dans un huis-clos parfait qui ne débouche que sur le cimetière. La seule ouverture, constituée par les vacances (dans une chambre d’hôtel et sur une plage déserte) provoque en effet la rupture du rêve, et la fille retournera s’enfermer pour mourir comme sa mère dans sa nécropole de mosaïque.
Les névroses des deux femmes se nourrissent par ailleurs d’une atmosphère d’âpreté sordide et de vulgarité mal camouflée qui leur donne leur véritable assise sociale. Si les deux tantes voleuses représentent le plus bas niveau de ce désir d’enrichissement, Léonora elle-même fait l’inventaire des robes et des fourrures lors de sa première entrée dans la maison.
Avec ses écarts de langage, sa boulimie grossière, et son aspect "pouffiasse de trottoir", comme le lui dit brutalement Albert, Elisabeth Taylor représente en effet l’intrigante de basse extraction essayant d’accéder à cette aristocratie bourgeoise qui, malgré son écœurant mauvais goût et ses vices cachés, domine la vie sociale du 20e siècle. Invitant le spectateur à découvrir les véritables rapports - ou plutôt justement l’absence de liens - des personnages, Joseph Losey construit tout un réseau de mensonges, qui, tour à tour, masque ou au contraire révèle la réalité sous-jacente. D’ailleurs, si le mensonge est au début conscient chez Léonora, la femme se prend bientôt au jeu sans le vouloir, tandis que Cécile, à l’inverse d’abord inconsciente, s’accroche ensuite désespérément à son mensonge, essayant même de lui donner des prolongements (simulation d’état de grossesse) dont l’échec conduira à la mort.
Rejoignant par là un des thèmes majeurs du cinéma contemporain - L’une et l’autre de René Allio, la "trilogie" de Claude Chabrol, un grand nombre de films de Alfred Hitchcock... -, Joseph Losey filme alors de troublants transferts de personnalités, dont la première image - Léonora quittant sa perruque blonde de fille des rues pour dégager ses cheveux noirs de jais - montre déjà toute l’ambiguïté, puisque la femme est finalement plus authentiquement elle-même dans son rôle de fausse mère que dans celui de semi-prostituée.
Pathétique essai de communication, le film réserve les obscénités à la bande-son - le dialogue, le fameux "bruit" de la femme comblée au faîte de sa jouissance... -, tandis que les images montrent plus naturellement l’aspect physique de ces contacts. Mais embrassades, bains communs, même lit ou massages ne sont en fait que les manifestations charnelles de cette cérémonie secrète.
René Prédal
Jeune Cinéma n°39, mai 1969
Cérémonie secrète (Secret Ceremony). Réal : Joseph Losey
sc : George Tabori d’après la nouvelle Ceremonia secreta de Marco Denevi ; mont : Reginald Beck ; mu : Richard Rodney Bennett ; déc : Richard MacDonald ; cost : Sue Yelland. Int : Elizabeth Taylor, Mia Farrow, Robert Mitchum, Peggy Ashcroft, Pamela Brown (Grande-Bretagne, 1968, 104 mn).