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Leteux, Christine (livre)
Continental Films (2017)
publié le jeudi 11 août 2022

par Lucien Logette
Jeune Cinéma n°384, décembre 2017

Christine Leteux, Continental Films. Cinéma français sous contrôle allemand, Grandvilliers, La Tour verte, 2017.


 


Commençons par battre notre coulpe : dans un récent article sur Henri-Gorges Clouzot (1), nous évoquions Danielle Darrieux, en lui reprochant implicitement d’avoir fait partie, en mars 1942, avec quelques autres acteurs français, du voyage à Berlin organisé par la Propaganda Staffel. Le reproche semblait justifié, les documents d’actualités montrent l’embarquement de la petite troupe, tout sourire déployé, l’image est incluse dans toutes les histoires du cinéma français sous l’Occupation, personne ne pense à revenir sur les faits.
Or le long chapitre (p. 133-160) que consacre Christine Leteux à l’événement dans son ouvrage détruit tous les clichés. Parmi les huit voyageurs, seul Pierre Heuzé, le directeur de Ciné-Mondial, était un convaincu. Si l’on met de côté Suzy Delair, peu versée en philosophie politique, et qui n’y voyait pas malice, tous les autres comédiens ont été contraints à l’expédition, et souvent à l’aide d’arguments quasi vitaux. On laisse au lecteur le plaisir de découvrir comment Danielle Darrieux fut ainsi requise et ne put se dérober - et on regrette d’avoir reproduit une idée toute faite.

On connaissait le talent de chercheuse de Christine Leteux à travers ses biographies de Maurice Tourneur et de Albert Capellani (chez le même éditeur). On voit ici à l’œuvre ce même souci de vérifier les sources - et surtout d’aller en dénicher de nouvelles. Il semblerait que nombre des cartons qu’elle a inventoriés aux Archives nationales, aux Archives de Paris, à celles de la Préfecture de police, à celle de la Justice militaire, n’avaient jamais été visités.
Certes, l’histoire du cinéma français de la période 1940-1945 ne mobilise pas les foules et on a depuis longtemps l’impression que tout a été écrit, ce qui conduit à se contenter des analyses déjà effectuées.
Et pourtant… Bertrand Tavernier commence ainsi sa préface : "Cela faisait des années que j’attendais un tel livre, qui bouscule des croyances, des préjugés, décape certaines fables et fait émerger la face cachée d’un iceberg." On ne saurait mieux dire : chacun des vingt-six chapitres apporte son lot de découvertes, dont, entre dix autres et non des moindres, les révélations sur la fin de Harry Baur, de son ultime film à Berlin à ses tortures à la prison du Cherche-Midi.

Et la figure de Alfred Greven, créateur, directeur et liquidateur (il s’est enfui avec les archives de la production avant l’arrivée des Alliés) de la Continental Films sort enfin de l’ombre. Non qu’il soit un inconnu, mais même dans les ouvrages les plus fouillés sur la période, Les Écrans de la guerre de Philippe d’Hugues par exemple, son portrait demeurait flou, plus une silhouette ambiguë qu’un personnage véritable (2). Si le brouillard qui l’entourait n’est pas complètement dissipé, au moins le voit-on exister, avec ses contradictions, son habileté, ses louvoiements, son sens de l’organisation, son obstination, son flair pour détecter les cinéastes prometteurs - parmi les trente films produits par la Continental en trois ans, il n’y en a pas un tiers à rejeter. Sans pour autant en faire un producteur comme les autres et le sortir blanchi de l’affaire : ses liens avec Berlin étaient constants, son directeur de production, H.R. Bauermeister, était un homme de main qui fliquait les studios. Responsable devant Goebbels, il devait faire tourner la machine.

On ne peut qu’admirer le recours de Christine Leteux aux sources primordiales : procès-verbaux des comités d’épuration, devant lesquels tout le cinéma français (y compris les résistants comme Pierre Blanchar) a dû défiler après la Libération, extraits en situation du journal de Goebbels, correspondances entre Berlin et la Continental (tout n’a pas disparu avec Alfred Greven).
On s’étonne qu’une page entière reproduise une conversation téléphonique du 15 novembre 1941, entre Carlo Rim, alors scénariste, et l’impresario de la Continental, Robert Beunke - l’auteure aurait-elle laissé aller son imagination pour enjoliver sa narration ? En réalité, la conversation avait été enregistrée par les Renseignements généraux, retranscrite et conservée après-guerre par les Archives nationales…

Tout le cinéma de l’Occupation est là, réalisateurs, acteurs, techniciens, sous un éclairage juste : des résistants (mais cachés), des attentistes, des réfractaires - peu, très peu de partisans de l’ordre nouveau. En dire plus (et pourtant il y a matière) réduirait le plaisir qu’on ne peut que prendre à une lecture aussi vivifiante. Des amateurs les plus familiers de la période aux lecteurs qui ont tout à découvrir, chacun y trouvera sa pitance.
Un seul manque : l’absence d’index, qui oblige à feuilleter et refeuilleter l’ouvrage pour retrouver une référence non notée. Mais en même temps, quel plaisir de s’y replonger…

Lucien Logette
Jeune Cinéma n°384, décembre 2017

1. "Clouzot, l’œuvre fantôme", Jeune Cinéma n° 382-383, automne 2017, p. 56.

2. Ce n’est pas grâce au film de Claudia Callao, La Continental : le mystère Greven (2017), qu’on en apprendra plus. Et encore moins à la lecture du livre de Jean-Louis Ivani, Continental Films, l’incroyable Hollywood nazie (Lemieux, 2017), sorti en même temps.


Christine Leteux, Continental Films. Cinéma français sous contrôle allemand, préface de Bertrand Tavernier, Grandvilliers, La Tour verte, 2017, 400 p.



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