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Lélu, Élodie (livre)
Journal de bord d’un tournage inachevé (2017)
publié le vendredi 12 août 2022

par Robert Grélier
Jeune Cinéma n°387, mai 2018

Élodie Lélu, Journal de bord d’un tournage inachevé. Le dernier film de Théo Angelopoulos, Nantes, éd. Art3, 2017.


 


Nombreux sont les carnets de tournage écrits le plus souvent par le réalisateur, mais également par l’un de ses assistants ou par un journaliste convié par la production. Dans la plupart des cas, le récit, parfois romancé, sert de promotion à la sortie du film. Rien de semblable dans l’ouvrage de Élodie Lélu, qui après avoir entrepris, à sa sortie de ses études à l’Insas, une thèse sur l’un des plus grands cinéastes du 20e siècle, va suivre le tournage du dernier film de Théo Angelopoulos. Devenue au fil des ans une amie du réalisateur, elle occupe sur L’Autre Mer (2012, inachevé) un rôle d’assistante privilégiée, un peu spéciale dans la mesure où elle se rend disponible là où on a besoin d’elle, aussi bien pour construire un faux bidonville que pour tenter d’obtenir une coproduction auprès des sociétés de son pays d’adoption, la Belgique.

Écrit au jour le jour, son livre parle avant tout de la difficile préparation d’un film et de son tournage, dans un pays en train de vivre sa plus grande crise économique et politique, avec une industrie cinématographique sinistrée. Toutes les aides de l’État ont été supprimées. La richesse de l’ouvrage réside dans le fait que l’auteur aborde les aléas d’une production sans crédit bancaire. Le recours au bricolage devient une nécessité.
L’auteur décrit minutieusement les petits événements de la vie courante, comme l’incertitude des transports en commun, la désorganisation des services public et l’absence totale de perspectives, lesquelles sont autant de difficultés quotidiennes à surmonter. Le plus important de cet ouvrage relate le suivi en continu du travail de Théo Angelopoulos. On assiste à une véritable leçon de cinéma avec ses pleins et déliés. Formelle et politique à la fois, sa grammaire distille à travers un déroulement d’images codées une détermination sans équivoque.

Échanger une focale de 32 mm par une autre de 40 peut simplifier, tout en le rendant plus lisible, un mouvement de caméra. N’importe quel cinéaste pressé par le temps, aurait préféré "zoomer" pour terminer son plan, plutôt que de tout refaire. C’est tout le contraire qu’affectionne le réalisateur. Son perfectionnisme est tout contenu dans une décision, quitte à lui faire perdre une journée de tournage. Pendant la nuit, le réalisateur insomniaque poursuit son travail du jour en montant les scènes tournées, afin de les refaire le lendemain. C’est ainsi qu’il a toujours pratiqué.

Dans son sommeil, il réentend les dialogues, revoit les images dans l’intention de gommer ses erreurs. Le plan-séquence ne permet pas le montage, d’où la nécessité de bien avoir en tête la connaissance précise de l’ensemble du film. Ce plan-séquence que Théo Angelopoulos nous avait fait découvrir initialement dans Le Voyage des comédiens (1975) n’est jamais une prouesse technique gratuite, mais une nécessité de langage, matrice de toute l’œuvre du metteur en scène, car il nous dit que "le cinéma n’est en aucun cas la photographie de la vie. Il est en même temps une proposition politique et esthétique".

Cinéaste, Élodie Lélu a également, au cours de ses différents séjours en Grèce auprès de son mentor, réalisé deux moyens métrages. Le premier, Théo Angelopoulos, le voyage en soi-même en 2008, est un long entretien entrecoupé d’extraits des films du cinéaste. Le second, Lettre à Théo, encore inédit, a été tourné à l’occasion de L’Autre Mer. On y apprend que, né en 1935, le réalisateur grec, depuis 1984, date à laquelle il participa à une manifestation étudiante, a décidé de "faire des films pour comprendre le monde et le changer". Cet homme a vécu le passé comme le présent, tout en tentant de connaître d’autres lieux, d’autres situations, afin de combler son irrésistible envie de voyager dans la connaissance des hommes et de l’Histoire. En insérant des extraits de la pièce emblématique de L’Opéra de Quat’sous, jouée par des migrants, Théo Angelopoulos voulait prolonger la dramaturgie de Bertolt Brecht.
Fauché par un motocycliste, il est mort ce 24 janvier 2012, parce que l’ambulance du Samu, non entretenue faute d’argent, est tombée en panne en cours de route. Théo Angelopoulos est décédé en plein tournage, au milieu des siens, acteurs, techniciens, et de migrants de plusieurs nationalités, protagonistes de ce récit inachevé, L’Autre Mer, un film politique, qui aurait dû être ancré dans l’Histoire et l’actualité.

Robert Grélier
Jeune Cinéma n°387, mai 2018


Élodie Lélu, Journal de bord d’un tournage inachevé. Le dernier film de Théo Angelopoulos, Nantes, éd. Art3, coll Traces & signes, 2017, 228 p.



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