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Histoire d’Adèle H. (l’) (1975)
de François Truffaut
publié le mercredi 3 août 2022

par Ginette Gervais-Delmas
Jeune Cinéma n°90, novembre 1975

Sorties les mercredis 8 octobre 1975, 28 juin 2000 et 3 août 2022


 


Que François Truffaut nous donne à voir une histoire d’amour, ce n’est pas pour nous étonner, mais que cet amour soit celui de Adèle Hugo, un amour fou, la grande passion romantique, c’est un peu plus surprenant. Elle ne paraît pas, de prime abord, une héroïne pour lui, cette Adèle Hugo qui dit, debout sur les rochers de Guernesey, face à la mer : "La jeune fille marche sur les eaux, elle quitte l’Ancien Monde pour aller dans le Nouveau retrouver son amant... Je suis cette jeune fille".


 

Et pourtant, ce thème romantique, il a su le traduire à sa manière, où, sous une apparente simplicité, se cache la plus extrême rigueur. Aucune grandiloquence, même dans la scène citée, les paroles sont prononcées à mi-voix. Elles rappellent plus la réminiscence poétique que l’expression lyrique, presque une confidence intime. Cette discrétion de ton se maintient durant tout le film et, c’est précisément ce qu’on apprécie dans ce film.


 


 

Aucun étalage de virtuosité, de recherche de l’effet, de l’éclat, du jamais vu. Un récit linéaire, suivant la simplicité de la chronique (1), un style réaliste, une reconstitution sérieuse du cadre et des costumes des années 60 du siècle dernier. Dans cette histoire, toute de violence et de pathétique, aucun de ces effets qui visent à prendre le spectateur à la tripe. L’héroïne nous est rendue toute proche, presque familière, nous la connaissons bien. Une connaissance pas seulement rationnelle mais sensible, une appréhension de l’intimité de son être. Le bruit et la fureur tiennent peu de place, les silences qui suivent tel petit bout de phrase sont tellement plus éloquents. À aucun moment, nous ne pouvons-nous identifier au personnage, et cependant nous souffrons de sa souffrance, sa folie nous inquiète.


 

Rarement on a vu à l’écran passion plus absolue, plus dévorante, plus destructrice. Elle s’empare de son être tout entier et le coupe du reste du monde. De sa famille : Adèle est très fière d’être la fille du grand homme, mais elle garde l’incognito et ne demande qu’à troquer son nom contre celui de son amant. De ses amis : Adèle les utilise au mieux de son amour. Elle vit dans une solitude à peu près totale, avec un seul confident, son journal, qui n’est que l’expression de son amour, l’affirmation de ses illusions voulues.


 

Durant tout le film, alternent les scènes d’action, où Adèle essaie de reconquérir le lieutenant, et les scènes, qu’on pourrait dire "intérieures", où elle réfléchit la plume à la main. C’est comme la respiration du film qui retient en haleine le spectateur, jamais un temps mort.


 


 

Mais cette opiniâtreté d’Adèle se paie cher : crises de désespoir nocturnes, cauchemars où l’on voit la jeune fille qui coule, submergée par des eaux tumultueuses, rappel de la fin tragique de sa sœur, Léopoldine, "la préférée de toute la famille", qui est pour elle une obsession, ou bien image de cette grande passion qui est en passe de la noyer elle-même. Pour atteindre son but tous les moyens sont bons, elle invente sans cesse. Déclarations d’amour, prières, argent, menaces, chantage, tout lui est bon. Elle sait que son amant ne vaut pas cher et elle en tient compte. Elle se déguise en homme pour le joindre, lui paie une prostituée pour prouver qu’elle ne sera pas une épouse gênante. Elle n’est jamais à court d’imagination, ne se rebute jamais, elle devient de plus en plus harcelante.


 

C’est que, d’échec en échec, son refus d’admettre une réalité qui lui est contraire la fait peu à peu décoller du réel, elle veut faire admettre que son désir est devenu réalité, écrit à ses parents que son mariage a été célébré, le fait annoncer par les journaux.


 

Ses traits se creusent, dans son visage devenu blême, les yeux rougis brillent d’un éclat malsain. Il lui faudra porter des lunettes, elle a perdu toute coquetterie, se clochardise peu à peu. Elle glisse insensiblement vers la folie. Elle devient une errante perdue dans son rêve intérieur à tel point que, se trouvant face à l’objet de son amour, elle ne le verra même plus. Tout cela est montré avec une sobriété de moyens, un tact, une justesse de touche qui sont à l’honneur du metteur en scène, et de sa principale interprète Isabelle Adjani.


 

C’était une gageure de mettre en scène actuellement un pareil sujet, à une époque où la jeune génération dit volontiers, comme une jeune fille à la "femme de Jean" : "Maintenant, ce n’est pas une affaire ; quand un mec se tire, y a pas de quoi faire un drame" (2).
Cette étude de la passion, qu’elle soit classique ou romantique, ça rappelle un petit peu trop ce sur quoi on a baillé au lycée. Eh bien, avec François Truffaut, on ne baille pas. Débarrassée de ces oripeaux - de ces conformismes, classiques ou romantiques -, cette histoire racontée avec une simplicité voulue, sur un ton direct, est en profond accord avec la sensibilité de notre époque.

Ginette Gervais-Delmas
Jeune Cinéma n° 90, novembre 1975

1. Le film suit de très près le journal de Adèle Hugo (1830-1915)
récemment publié : Frances Vernor Guille, Le Journal d’Adèle Hugo, Paris, Lettres modernes, tome 1 (1852) paru en 1968, et tome 2 paru en 1971.
Deux autres volumes paraîtront, le tome 3 en 1984, et en 2002, le tome 4 en 2002, Paris, Minard, 1968-2002.

2. La Femme de Jean de Yannick Bellon (1974).
Cf. "Entretien avec Yannick Bellon", Jeune Cinéma n°81, septembre-octobre 1974.


Histoire d’Adèle H. Réal : François Truffaut ; sc : F.T., Jean Gruault, Suzanne Schiffman, adapté du livre Le Journal d’Adèle Hugo de Frances Vernor Guille, publié en deux tomes (1968 et 1971) ; ph : Nestor Almendros ; mont : Yann Dedet ; mu : Maurice Jaubert ; déc : Jean-Pierre Kohut-Svelko. Int : Isabelle Adjani, Bruce Robinson, Sylvia Marriott, Joseph Blatchley, Ivry Gitlis, Ruben Dorey, Clive Gillingham, Louise Bourdet (France, 1975, 94 mn).



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