François Truffaut et les enfants
par Jean Delmas
Jeune Cinéma n°95, mai 1976
Sélection officielle en compétition de la Berlinale 1976
Sorties les mercredis 17 mars 1976 et 3 août 2022
Avec des histoires d’enfants tissées ensemble pour en faire ce qu’il appelle "une chronique unanimiste", François Truffaut a essayé, dans L’Argent de poche, de nous donner un portrait de l’enfance. L’entreprise était périlleuse. Elle appelait le risque de se complaire à ces mots d’enfants ou ces exploits "d’enfants terribles" dont on se gargarise en famille ou avec les amis. Il serait faux de dire qu’il a toujours échappé au danger de "gentillesse". Il était particulièrement vulnérable. Ne nous dit-il pas lui-même, reprenant à son compte l’aveu de Victor Hugo : "Les enfants ont le don de me rendre insensé. Je les adore et je suis un idiot".
Les mots d’enfants, il les a interdits. Le seul qu’on retienne est celui de Patrick Desmouceaux, invité chez les parents d’un copain et qu’on a vu - littéralement - dévorer, prenant congé par un très cérémonieux : "Merci de ce frugal repas", seulement, ce "mot" très involontaire n’est ni d’un petit phénix, ni d’un petit singe, il exprime au contraire une gaucherie vraie de vrai enfant.
Les exploits, par contre, tiennent leur place. Un petit gars refile à ses copains l’argent que ses parents lui ont remis pour aller chez le coiffeur, et en échange, les copains se chargent de lui couper les cheveux et opèrent un vrai massacre.
Sylvie, la fille du commissaire de police, pour se venger de ses parents qui sont partis au restaurant en la laissant seule, ameute tout l’immeuble en beuglant dans le mégaphone du papa un "J’ai faim, j’ai faim", qui lui vaut une réputation d’enfant martyr et des paniers de provisions bien garnis descendus à grand renfort de cordage. Aussi savoureuse et excellement racontée que soit l’histoire de Sylvie, ces moments-là ne pourraient que décevoir l’attente suscitée par un film de François Truffaut sur l’enfance.
Mais voici un autre ton. Patrick et Martine - douze ou treize ans - sont en colonie de vacances. Au repas, Martine sort du réfectoire. "Elle est sortie pour t’embrasser, elle t’attend", disent à Patrick des copains malicieux. Et Patrick sort, mais ils se manquent. Quand Martine revient, on lui souffle à elle aussi : "Il est sorti pour t’embrasser". Elle sort à nouveau, et cette fois ils se retrouvent, s’embrassent effectivement, puis rentrent ensemble et sont accueillis par un énorme chahut.
Le film se clôt sur cette fin superbe où il incombe à des enfants de proclamer tranquillement le droit à l’amour et la fierté de l’amour. Ici, pas trace de complaisance, de condescendance non plus : le cinéaste regarde les enfants dans les yeux, en égal. C’est cette gravité du regard qui fait que tant d’anecdotes, minces en apparence, cessent d’être des anecdotes, prennent une signification et un poids. Le petit Grégory qui va avoir deux ans profite d’une courte absence de sa mère pour jouer sur le bord de la fenêtre, pousser son chat par-dessus bord, puis basculer lui-même du septième étage dans le vide. Au bout d’un suspense très brillamment conduit, mais un peu ironique (on prévoit depuis le début la fin heureuse), Gregory se retrouve en bas miracu-leusement intact. Et Truffaut commente ce dénouement : "Ils se cognent contre tout, se cognent contre la vie. Mais ils ont la grâce. Et puis, ils ont la peau dure aussi".
Le plus souvent, le commentaire n’est pas là, mais le sens est présent. Que l’institutrice, qui tout à l’heure se désespérait d’entendre ânonner à qui mieux mieux ses élèves sur un monologue de L’Avare, soit appelée un moment chez le directeur et, dans la cour, par la fenêtre, elle entend le texte dit en son absence avec l’expression que, présente, elle essayait en vain d’obtenir. Car ce qui était contrainte scolaire est devenu jeu : ce n’est pas une contestation de l’école, bien étrangère à François Truffaut, qu’il faut chercher ici, mais une invitation à faire confiance à la vitalité de l’enfant. Là aussi, l’anecdote drôle prend une signification grave.
Cette gravité - si souvent habillée de charme - transparaît d’ailleurs dans le choix que le cinéaste a fait parmi les enfants, pour les porter au premier plan du film, de deux d’entre eux, deux qui ont la vie dure et précisément pas d’argent de poche : Patrick Desmouceaux et Julien Leclou.
Patrick a perdu sa mère, et son père est infirme, il gagne quelques francs en donnant des leçons à un plus petit, en lavant tous les dimanches la voiture du voisin. Tout son visage de bon gars naïf et malicieux à la fois, dit sa force de vie. Tous ses gestes disent l’authenticité de son besoin d’amour : aussi bien le bouquet de roses rouges (symbole "d’amour ardent", a-t-il lu chez le fleuriste), offert à la mère d’un copain, que sa gaucherie avec les filles qu’un de ses copains et lui, une fois, amènent au cinéma.
Julien Leclou, lui, joue les durs. Sauvage et sombre, il chaparde en ville et même à l’école, roupille en classe, traîne comme un chien des rues. On comprend vite, bien qu’il le cache, qu’il est malheureux dans sa famille. C’est à propos de lui, quand une visite médicale a révélé qu’il était battu à la maison, que l’instituteur prononce ce beau plaidoyer pour les droits de l’enfant dans lequel il est évidemment le porte-parole de l’auteur du film : "J’ai eu une enfance pénible, beaucoup moins tragique que celle de Julien, moins pénible, et je me souviens que j’étais très impatient de devenir adulte parce que je sentais que les adultes ont tous les droits".
Dans son film, François Truffaut a mis "tout son cœur", ce qui le rend à la fois vulnérable et fort, ce qui attire la critique et la désarme. Mais il y a mis aussi toute son intelligence. Il en fallait beaucoup par exemple, pour insérer de manière aussi juste les quelques figures d’adultes indispensables dans cet univers d’enfants.
La scène où l’instituteur Jean-François Richet partage avec ses élèves l’émotion et la joie de la naissance de son fils est une des plus belles du film. Il fallait beaucoup d’intelligence surtout pour articuler ensemble ces anecdotes, ces souvenirs épars, passer en douceur d’un personnage à un autre, faire que ce film - tellement concerté pourtant - paraisse couler de source avec le naturel de la vie même.
Jean Delmas
Jeune Cinéma n°95, mai 1976
* Cf. "Entretien avec François Truffaut", "à propos de L’Argent de poche, " Jeune Cinéma n°95, mai 1976.
L’Argent de poche. Réal : François Tuffaut ; sc : F.T. & Suzanne Schiffman ; ph : Pierre-William Glenn ; mont : Yann Dedet ; cost : Monique Dury. Int : Philippe Goldmann, Bruno Staab, Georges Desmouceaux, Laurent Devlaeminck, Nicole Félix, Chantal Mercier, Jean-François Stévenin, Virginie Thévenet, Tania Torrens, Marcel Berbert, René Barnérias, Sylvie Grezel, Katy Carayon, Jean-Marie Carayon, Annie Chevaldonné, Francis Devlaeminck, Michel Dissart, Michele Heyraud, Paul Heyraud, Jeanne Lobre, Vincent Touly, Pascale Bruchon, Claudio De Luca, Franck De Luca, Éva Truffaut, Corinne Boucart (France, 1976, 105 mn).