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Enfant sauvage (l’) (1969)
de François Truffaut
publié le mercredi 3 août 2022

par Luce Vigo-Sand
Jeune Cinéma n°46, avril 1970

Sorties le jeudi 26 février 1970 et le mercredi 3 août 2022


 


L’Enfant sauvage, le dernier film de François Truffaut, est doublement attachant : par l’histoire qu’il raconte et par ce qu’il révèle ou confirme de la personnalité du cinéaste.

Il s’agit d’une histoire vraie, relatée dans tous ses détails par le Docteur Itard (1) en 1801 et 1806, avec une précision et une sobriété toutes scientifiques. Mais aussi, dans un langage si plein à la fois de retenue et de liberté qu’il accentue, aussi curieux que cela puisse paraître, le côté émotionnel, affectif de cette histoire. Elle commence ainsi : "Un enfant de onze ou douze ans, que l’on avait entrevu quelques années auparavant dans les bois de la Caure, entièrement nu, cherchant des glands et des racines dont il faisait sa nourriture, fut dans les mêmes lieux, et vers la fin de l’an VII, rencontré par trois chasseurs qui s’en saisirent au moment où il grimpait sur un arbre, pour se soustraire à leurs poursuites".


 

Cet enfant "d’une malpropreté dégoûtante, affecté de mouvements spasmodiques et souvent convulsifs, se balançant sans relâche, comme certains animaux de la ménagerie, mordant et égratignant ceux qui le servaient", cet enfant s’échappe, est repris, conduit à l’Hospice de Saint-Affrique près de Rodez, avant d’être envoyé à l’Institution nationale des sourds-muets.


 

Il y est accueilli et examiné par le Docteur Pinel qui conclut à un état irrévocable d’idiotisme, et par le Docteur Itard qui voit en lui "un enfant qui aurait contre lui des habitudes antisociales, une opiniâtre inattention, des organes peu flexibles et une sensibilité accidentellement émoussée". Le Docteur Itard obtient que l’enfant soit confié à ses seuls soins et à ceux de sa gouvernante, Madame Guérin.


 


 

C’est alors que commence un long et difficile apprentissage, et que commence aussi véritablement le film de François Truffaut. "On a donc écrit, avec Jean Gruault, un scénario qui fonctionnait assez bien, mais qui était trop nettement coupé en deux parties égales. La première, c’était la "variété", c’est-à-dire la forêt, la capture, l’Institut des sourds-muets, la curiosité des Parisiens, les différentes tentatives d’évasion, la prise en charge de l’enfant par le Docteur ltard. La deuxième, c’était la rééducation, les exercices. J’ai préféré aller à l’essentiel et réduire considérablement la "variété", en faire une sorte de prologue. Le film, je m’en rendais compte peu à peu, ne commencerait vraiment qu’avec les exercices, qu’avec les relations de Victor l’enfant, et du Docteur Itard". (2)


 

Si réduit que soit ce "prologue", il reste quelque chose de très important, non seulement - ce qui va de soi - pour introduire la suite et rendre plus sensible et plus émouvante la lente transformation de l’enfant, mais encore pour dénoncer la cruauté et la bêtise d’une société dite civilisée. "On accourut en foule, on le vit sans l’observer, on le jugea sans le connaître, et l’on n’en parla plus", écrit le Docteur Itard à propos de la curiosité des Parisiens. Et il ajoute un peu plus loin : "Comme si la société avait le droit d’arracher un enfant à une vie libre et innocente, pour l’envoyer mourir d’ennui dans un hospice, et y expier le malheur d’avoir trompé la curiosité publique".


 


 

François Truffaut a rendu cette espèce d’excitation âpre qui entoure les premiers mois de l’enfant sauvage parmi les hommes, d’abord par les plans de la forêt qui racontent la capture, les hurlements des chiens. l’excitation des chasseurs, la longue course de l’enfant qui finit par se terrer dans un trou qu’on enfume. On retrouve plus tard cette même âpreté dans l’attitude des villageois au milieu desquels l’enfant tenu en laisse par un gendarme est montré comme un singe dans une parade de cirque, puis dans celle des Parisiens qui se pressent devant la diligence arrêtée devant l’Institut des sourds-muets, et qui vraisemblablement participent ensuite à la visite organisée par un infirmier avide de pourboires gagnés facilement : "Pour le sauvage, par ici la visite..."


 

En pénétrant dans la maison du Docteur Itard, dans le village des Batignolles, l’enfant va passer de l’état d’objet à l’état de sujet. Cette mutation ne se fait pas sans mal, au prix d’efforts quotidiens répétés, de révoltes, de découragements, de petites victoires, qui portent d’abord sur l’éducation disciplinée du corps et l’éveil des sens avant de s’attacher au développement des fonctions intellectuelles : la mémoire, le raisonnement. Mais que Victor - c’est le nom donné à l’enfant - ait appris à éternuer, à pleurer, à mettre le couvert, à reconnaître son nom, à classer les lettres de l’alphabet, à écrire le mot "lait", ce n’est pas encore l’essentiel.


 


 

Le plus bouleversant de cet apprentissage extrêmement éprouvant, pour celui qui le subit et pour celui qui l’inflige, l’essentiel, c’est qu’il ait acquis le sentiment du juste et de l’injuste : "Il y a une scène que je m’étais représentée à la lecture des Rapports, et qui m’a déterminé à faire le film. C’est d’ailleurs la seule scène dramatique : la punition injuste infligée à son élève afin de le faire révolter. C’est le seul moyen pour lui de se rendre compte si cet enfant, avec qui il est impossible de communiquer, est doué de conscience morale". Et François Truffaut précise encore : "Ce qui m’a le plus intéressé - plus que la révolte ou la non-révolte de l’enfant - c’est le fait que le professeur lui fasse du mal pour son bien. En a-t-il le droit ?"... (3).


 

Effectivement, l’enfant, puni alors qu’il avait parfaitement accompli un exercice, refuse de se laisser enfermer dans le cabinet noir et mord le Docteur Itard. Cela, et le retour de l’enfant à la maison après une fugue, font dire à Jean Itard : "Victor, tu es un jeune homme aux grandes espérances".


 

Fin optimiste, voire exaltante, qui ignore délibérement la suite de l’histoire de Victor, dont le Docteur Itard finit par se désintéresser, et qui vécut jusqu’à 40 ans auprès de Madame Guérin en menant "une vie domestique". Mais faut-il en vouloir à François Truffaut de n’avoir retenu du livre que ce qui lui tenait le plus à cœur et qui rejoignait ses préoccupations antérieures ? Il dit de lui-même : "Je ne suis pas un homme d’idées, je suis un homme de sensations".


 

L’Enfant sauvage pose certainement un grand nombre de questions d’ordre moral et intellectuel, et d’ailleurs François Truffaut se les pose dans le film, mais sans s’y attarder. Il n’en reste pas moins que l’important pour lui c’est que cet enfant hors-la-loi ait découvert qu’il avait un foyer, un refuge et une possibilité de communiquer ses peines et ses joies, de manifester aussi son besoin aigu de liberté et de justice.


 

Pour raconter cette histoire hors du commun, il a choisi la simplicité.
Simplicité dans la forme d’abord, il a tourné en noir et blanc et d’une manière assez classique qui exclut tout effet spectaculaire, mais n’enlève rien à la sûreté et à la beauté des images. Par exemple lorsque celles-ci se rapportent aux scènes dans les bois, dans les champs, et expriment le besoin impérieux de l’enfant de se fondre avec la nature et ses produits les plus purs comme l’eau.
Simplicité aussi dans le jeu, qui n’est même pas du jeu mais une façon naturelle d’être chez François Truffaut dans le rôle du Docteur Itard.
Ainsi s’imposent sans ostentation son honnêteté et l’amour qu’il porte aux enfants et à son métier.

Luce Vigo-Sand
Jeune Cinéma n°46, avril 1970

1. Rapports et mémoires sur le sauvage de l’Aveyron. L’idiotie et la surdi-mutité, par Itard. Appréciation de ces rapports par Delasiauve. Préface par Bourneville. Éloge d’Itard par Bousquet, avec portrait du sauvage, Paris, Alcan éd., 1894.
Sur Internet, une version numérique, réalisée en 2002, par Pierre Palpant : Jean Itard (1774-1838), Mémoire et Rapport sur Victor de l’Aveyron (1801 et 1806). préface de Philippe Folliot.

Il faut souligner à quel point le concerto de Vivaldi, choisi par François Truffaut pour exprimer des émotions indicibles, correspond à ce langage apparemment limpide et à la passion maîtrisée du metteur en scène.

2. "Truffaut chez les hommes", entretien, Le Nouvel Observateur n° 277, 2 mars 1970.

3. Le Nouvel Observateur, ibid.


L’Enfant sauvage. Réal : François Truffaut ; sc : F.T. & Jean Gruault, d’après le rapport Mémoires et rapport sur Victor de l’Aveyron de Jean Itard ; ph : Néstor Almendros ; mont : Agnès Guillemot ; mu : Antonio Vivaldi ; déc : Jean Mandaroux. Int : Jean-Pierre Cargol, François Truffaut, Françoise Seigner, Jean Dasté, Annie Miller, Claude Miller, Jean-François Stévenin, Paul Villé, Laura Truffaut, Éva Truffaut, Pierre Fabre, Gitt Magrini (France, 1970, 83 mn).



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