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Gruault, Jean (1924-2015) (e)
Entretien avec René Prédal (1985)
publié le lundi 22 août 2022

Rencontre avec Jean Gruault (1985)
Un scénariste et ses auteurs
Jeune Cinéma n°166, avril 1985


 


Jeune Cinéma : D’après vous, comment François Truffaut choisissait-il de travailler certains sujets plutôt avec vous qu’avec Suzanne Schiffman ou avec Claude de Givray plutôt que Jean-Louis Richard... ?

Jean Gruault : Il nous classait dans des catégories car il avait des idées très précises sur ce qui devait m’intéresser moi ou au contraire Suzanne. On était chacun dans des cases qui, théoriquement, ne devaient avoir aucune communication, c’est-à-dire que l’on ne devait pas dire aux autres le sujet sur lequel on était en train de travailler. Par exemple, à propos du dernier scénario que l’on préparait en 1982-1983, il m’avait fait promettre de n’en pas souffler mot à Suzanne. Or, en même temps, Claude de Givray et Bernard Revon travaillaient de leur côté sur un sujet dont je n’ai eu connaissance qu’après la mort de François Truffaut.


 

J.C. : Voyait-il juste sur ce qui était censé vous inspirer personnellement ?

J.G. : En général, il ne se trompait pas. Par contre, il lui est arrivé de faire erreur sur mes goûts littéraires. Il croyait par exemple que j’allais aimer tel ou tel écrivain, me faisait donc lire leurs romans et ceux-ci ne me plaisaient pas. Il me choisissait surtout quand il y avait un travail de documentation préalable, ou pour des adaptations de livres comme Jules et Jim ou Les Deux Anglaises que nous avons écrit non seulement d’après le roman, mais en retournant aussi aux carnets personnels de Henri-Pierre Roché, qui lui avaient servi de base pour écrire son livre. Son texte était merveilleusement écrit, mais il y avait donc aussi à côté tout l’aspect "document humain" que nous avons utilisé. Car je crois qu’il ne sort pas grand chose de bon de l’adaptation des purs chefs-d’œuvre de la littérature... Et j’en parle en connaissance de cause puisque j’ai réécrit moi-même, en 1981, pour Mauro Bolognini une Chartreuse de Parme...


 

J.C. : Qu’est-ce que François Truffaut attendait de vous en tant que scénariste ?

J.G. : Cela pouvait être assez différent selon le film. Par exemple, pour L’Enfant sauvage, il attendait de moi que je mette en ordre les Rapports de Jean Itard sur la rééducation de l’enfant, afin que ces documents puissent se transformer en scénario tournable. Il a donc donné l’idée de départ, puis a effectué à la fin de mon travail les coupes qui lui semblaient nécessaires. Pour ce film, nous nous sommes heurtés au fait que le cinéma n’est pas capable de tout dire. Certaines expériences relatées par le Dr Jean Itard ne pouvaient passer l’écran qu’extrêmement simplifiées, sans quoi leur sens n’aurait pas été clair. Toute information transmise par un moyen audio-visuel doit trouver une forme simple car la complexité conceptuelle ne convient pas au cinéma ou à la TV, qui sont essentiellement les véhicules privilégiés de l’émotion.
Dans les dernières années de sa vie, nous avons beaucoup discuté avec François Truffaut de ces questions. Pour lui - et je suis d’accord sur ce point -, le cinéma ne pouvait guère conduire à une connaissance intellectuelle précise, parce que le film se déroule sans que l’on puisse l’arrêter pour revenir sur un passage difficile comme on peut le faire avec un livre.
Cela est vrai aussi de mon travail avec Alain Resnais. Ainsi, le scénario de Mon oncle d’Amérique (1) peut paraître complexe, mais il s’agit quand même d’une extrême simplification par rapport aux théories de Henri Laborit.


 

En fait, cette question me passionne car j’ai aussi travaillé avec Roberto Rossellini - Vanina Vanini (1961) ou La Prise du pouvoir par Louis XIV (1967) -, qui avait des idées précises quant à l’usage pédagogique du cinéma. Mais il n’a guère été suivi dans cette voie, non seulement pour des raisons commerciales, mais bien parce que l’audio-visuel se prête mal à la transmission des idées. Tout au plus peut-il servir d’incitation, peut-il conduire le spectateur à avoir le désir de s’informer davantage par d’autres moyens.

J.C. : Avez-vous parfois été à la base d’un film de François Truffaut en lui proposant un sujet ?

J.G. : Non, c’était toujours son idée. Les idées des autres ne l’intéressaient absolument pas. À la limite, il se mettait en position de trouver des idées en me disant : "Lis tel roman, tu me diras ce que tu en penses, fais-m’en un résumé". Une fois cependant, j’avais été attiré par un roman de jeunesse de Henry James assez peu connu qui s’appelle "Confiance", petit récit à l’eau de rose que l’auteur lui-même ne tenait pas en très grande estime. Mais je pensais quand même que cela pouvait faire une bonne comédie en transposant l’action en France. François Truffaut avait trouvé l’idée intéressante, mais n’en avait plus reparlé, jusqu’à ce qu’il me la ressorte, lorsque nous travaillions sur notre dernier projet - qui, bien sûr, ne sera jamais tourné, c’était un scénario original -, mais il a eu envie d’y introduire une situation tirée de "Confiance".
À ce niveau, on pouvait donc lui apporter des idées de détail, mais les sujets d’ensemble venaient toujours de lui. En fait, je crois que lorsqu’il a commencé à tourner des films, il avait déjà tout un programme dans la tête.


 

J.C. : Lui est-il arrivé de faire se succéder plusieurs scénaristes sur le même projet ?

J.G. : Assez rarement, sinon pour Fahrenheit 451, dont il gardait d’ailleurs un mauvais souvenir. J’ai fait personnellement un premier traitement dont on n’a finalement gardé qu’un gag et une réplique, puis le texte a été retravaillé par plusieurs équipes américaines et anglaises avant que François Truffaut ne reprenne en fin de compte toute la matière avec Jean-Louis Richard. En dehors de ma collaboration avec lui, cela m’est par contre arrivé plusieurs fois, comme à tous les scénaristes. La Banquière est passé par exemple entre de nombreuses mains. Au départ, c’était un scénario de Suso Cecchi d’Amico pour Jeanne Moreau, puis Georges Walter y a travaillé. On m’a ensuite apporté son travail, que j’ai repris avec Alain Cavalier pour Simone Signoret. Mais je ne me suis pas entendu avec lui, ni lui avec la production. Tout est donc tombé à l’eau avant que Francis Girod ne réalise le film avec Romy Schneider d’après un nouveau script de Georges Conchon tout à fait différent. Pensez aussi aux pérégrinations de l’adaptation de Marcel Proust.


 

J.C. : N’y a-t-il pas eu chez vous des périodes successives de travail : plusieurs films avec François Truffaut, puis ceux avec Alain Resnais ?

J.G. : Non car c’était simultané. Je mettais la dernière main à La Chambre verte, alors que la préparation de Mon oncle d’Amérique était déjà bien avancée. Il faut voir que mon travail sur un scénario de François Truffaut durait plusieurs années. Certains, d’ailleurs, ont été écrits, mais il ne les a pas réalisés, et la même chose s’est produite pour des textes de Bernard Revon ou de Claude De Givray.

De même, l’aventure de Mon oncle d’Amérique a duré quatre ans et demi, et l’on a cru un moment devoir l’abandonner. Adèle H. a traîné près de sept ans. C’est que François Truffaut travaillait seul, et je le voyais très peu, sauf en 1982 et 1983 où, pour la première fois, on a vraiment écrit une chose ensemble en se rencontrant plusieurs fois par semaine. On avait même passé huit jours ensemble dans le Midi, l’été 1983 avant le tournage de Vivement dimanche (que je n’ai pas écrit) parce que notre sujet devait être tourné juste après.


 

Pour Les deux Anglaises, il est seulement intervenu après moi, ne changeant pratiquement rien des deux premiers tiers mais modifiant beaucoup ma troisième partie comme d’ailleurs celle du roman. Pour ce faire, il a établi des rapprochements avec la biographie des sœurs Brontë qui l’avait beaucoup intéressé. Il a conservé l’extrême fin (rencontre avec Muriel, enfant attendu à tort), mais moi je n’avais par fait mourir la mère de Claude, si bien que c’était elle qui disait à son fils dans l’épilogue qu’il avait vieilli. François Truffaut ayant fait mourir la mère, c’était alors Claude qui faisait cette remarque sur lui-même (2).

J.C. : François Truffaut vous consultait-il sur le tournage lorsqu’il voulait modifier vos dialogues ?

J.G. : Non, pas du tout. Il se considérait comme totalement libre sur le plateau. C’est tout différent avec Alain Resnais qui ne prend jamais la plume et me téléphone en plein tournage pour me dire : "Dans trois jours nous filmons telle scène, et je voudrais que vous modifiiez telle ou telle réplique". En fait, son apport au scénario est aussi important que celui d’un réalisateur qui écrit vraiment, mais il reste au niveau d’abord des intentions, puis de la mise en scène.

J.C. : Vous sentez-vous libre dans votre travail de scénariste ?

J.G. : D’abord, je ne crois pas à la liberté. On n’est jamais libre dans la vie car il y a toujours des contraintes qui nous entravent dans toutes les circonstances. Alors, dans mon travail, c’est pareil et je l’accepte.

J.C. : Mais ne vous est-il jamais arrivé d’écrire un scénario non sollicité, en toute indépendance et que vous essayeriez ensuite de proposer à un réalisateur ?

J.G. : Non, car je n’ai pas envie qu’il me reste sur les bras. Or un scénario n’est pas une œuvre d’art autonome. S’il n’est pas tourné, il n’a pas réellement d’existence en soi. C’est ce que j’avais écrit très nettement dans la préface à l’édition chez Albatros du scénario de Mon oncle d’Amérique (3). J’aime bien, à ce propos, me référer à la métaphysique de Saint Thomas pour lequel l’être est constitué de matière informée. Ce n’est pas du dualisme, il n’y a pas d’un côté la matière et de l’autre la forme. Au contraire, il n’y a pas de matière première sans forme, pas plus que de forme sans matière première. C’est double mais unique puisqu’il n’y a jamais l’un sans l’autre. Pour moi, le scénario correspond à la matière première et la mise en scène l’informe : il n’existe donc pas de scénario sans mise en scène, mais pas non plus de mise en scène sans scénario.


 

J.C. : Vous savez donc toujours précisément pour qui vous écrivez...

J.G. : Absolument, et mon travail s’élabore en conséquence. J’essaye de fournir au réalisateur des actions et des personnages susceptibles de convenir à sa mise en scène. Dans La Chambre verte, j’avais, par exemple, écrit une scène dans laquelle le personnage principal interprété par François Truffaut se promenait dans une galerie où étaient exposés des objets aux enchères. Or il ne sentait pas cette séquence. Il m’a donc demandé, pour préciser les choses, d’écrire un véritable découpage technique. Une fois cela fait, il m’a dit qu’il voyait ainsi exactement ce que j’avais voulu..., puis il tourna lui-même la scène de manière totalement différente. N’empêche que mon découpage lui avait permis de visualiser mes idées. Alain Resnais réagit d’ailleurs exactement de la même manière. Je crois que l’on a presque terminé l’écriture du scénario, mais tout à coup il revient sur une scène pour me dire qu’il la voit mal, qu’il ne comprend pas sa place ou sa fonction... Alors, on recommence.


 

J.C. : Dans un film de construction aussi complexe que Mon oncle d’Amérique, prévoyiez-vous déjà au niveau de l’écriture l’imbrication des micro-séquences les unes par rapport aux autres ?

J.G. : Oui, toutes les astuces de montage existent dès le stade du découpage, d’autant plus que cela me passionne. Si je n’avais pas été scénariste, j’aurais été monteur. D’ailleurs, il s’agit là des deux extrémités du film et nos métiers sont beaucoup plus proches que l’on ne croit. Écrire le scénario des Deux Anglaises, cela a consisté à manier les ciseaux et le pot de colle. C’est pareil pour la sculpture ou la peinture, on fait d’abord l’ensemble, puis on revient fignoler les détails.


 

J.C. : Pour L’Amour à mort de Alain Resnais, cette structure en blocs était donc elle aussi prévue dès le début ?

J.G. : À vrai dire, avant même de savoir ce que l’on allait raconter, on savait déjà la forme que ça allait prendre. Alain Resnais voulait le cinémascope, des scènes très courtes avec très peu de répliques (mais très expressives) et les interventions musicales. Moi, au départ, j’aurais vu les séquences plus longues, un peu à la manière des Onze Fioretti de Saint François d’Assise que Roberto Rossellini avait un peu construites de cette façon, la musique n’intervenant qu’au moment où s’inscrivait sur l’écran le titre de l’épisode suivant.

J.C. : Préférez-vous travailler la psychologie des personnages ou la structure du récit ?

J.G. : Tout m’intéresse, mais j’envisage la psychologie plutôt comme un jeu. En fait, avec Alain Resnais, les analyses psychologiques des personnages sont menées en dehors du scénario pour établir les fiches biographiques des intervenants. On leur invente alors un passé qui, dans un roman style Balzac, serait raconté par l’auteur. Les acteurs sont très aidés par ces précisions. Ainsi s’est-on amusé dans Mon oncle d’Amérique à dire à Helena Manson (qui interprétait la logeuse de René à Cholet) qu’elle devait jouer la suite du Corbeau de Henri-Georges Clouzot, dans lequel elle avait un rôle fondamental. Elle était innocente dans ce film où elle était poursuivie à travers les rues et je lui ai dit qu’elle était ensuite, comme ça, devenue logeuse. Et cette vieille comédienne avait été très émue de voir que l’on se souvenait ainsi d’elle. Cela, d’ailleurs, nous ramène à François Truffaut car Le Corbeau était un de ses films préférés. C’est même celui qui, vu alors qu’il était gosse, lui a révélé la sexualité. Il avait ressenti son premier choc érotique à la vue de Ginette Leclerc boitant et face aux "souris grises" de l’armée allemande évoluant avec leurs bas bien tirés.

Propos recueillis par René Prédal
Cinémathèque de Nice, février 1985.
Jeune Cinéma n°166, avril 1985

1. Mon oncle d’Amérique de Alain Resnais (1980). Le film, sélectionné en compétition officielle au Festival de Cannes 1980 a reçu le Grand prix spécial du Jury.

2. Voir le découpage intégral de Les deux Anglaise et le continent publié par L’Avant-Scène Cinéma (n° 121, janvier 1972) et comportant non seulement les passages supprimés de la première version, mais aussi des scènes écrites par Jean Gruault et finalement non tournées.

3. Jean Gruault, Mon oncle d’Amérique. Le scénario du film, précédé d’entretiens avec Alain Resnais et Henri Laborit par Madeleine Chapsal, Paris, éd. Albatros, coll. Ça-cinéma, 1980.

*Cf. aussi "Jean Gruault, une vie, une œuvre", Jeune Cinéma en ligne directe (13 juin 2015).



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