par Lucien Logette
Jeune Cinéma n°394, mai 2019
Michel Ciment, Une vie de cinéma, Paris, Gallimard, 2019.
Il y aura bientôt cinq ans et trente et un numéros (Jeune Cinéma n° 363, décembre 2014) - comme le temps passe -, nous commencions notre recension du Cinéma en partage par "Décidément, Michel Ciment aura frappé très fort, en cette année 2014", saluant ainsi la parution de ses entretiens avec N.T. Binh, son ouvrage sur Jane Campion et son recueil Une renaissance américaine, tous publiés quasiment sans respirer. La même phrase pourrait nous servir d’incipit, puisqu’il continue à occuper les vitrines des librairies de cinéma (enfin, celles qui subsistent). Après cette anthologie éditée en février 2018, avril a vu surgir ses conversations avec Andrei Konchalovsky (1), cinéaste essentiel et mésestimé dont on s’étonne qu’aucun exégète ne se soit encore approché.
Pour un critique, il n’est pas de meilleure anthologie que celle qu’il constitue lui-même. Il sait quels textes ont été écrits avec enthousiasme ou en traînant les pieds, lesquels il relit avec étonnement ou honte rétrospective, lesquels étaient visités par la grâce, lesquels ont gardé leurs semelles de plomb. Ceux qui surprennent encore, ceux qui auraient dû être publiés sous pseudonyme. Les rassembleurs de textes de critiques défunts n’ont pas ce genre de problème dans leur choix, effectué avec le regard froid de l’historien.
Le courant actuel privilégie la complétude. Fort bien, mais est-il certain que André Bazin aurait tenu à présenter à la postérité tous ses papiers du Parisien libéré, ou François Truffaut laissé reproduire in extenso ses jugements sur John Ford, "le plus surestimé des cinéastes de seconde zone", ou sur Elia Kazan, "mauvais metteur en scène" qui ne possède "qu’un sens aigu de la qualité commerciale" ? (2) Et si quelqu’un s’avisait de recueillir les écrits complets de Georges Sadoul, lorsque le jdanovisme brillait sur Les Lettres françaises ?
Cinquante-six années d’écriture (3), majoritairement dans Positif : le corpus dans lequel Michel Ciment pouvait puiser est conséquent, et il n’a sans doute pas eu trop de peine à en extraire les cinq cents pages de Une vie de cinéma.
Encore fallait-il donner une forme à ce choix, qui permette d’échapper à la contrainte chronologique : les cinq sections – Voyages, Rencontres, Hommages, Essais, Controverses – décrivent assez précisément l’éventail de ses interventions. Peut-être aurions-nous ajouté quelques exemples de bilans de festivals, exercice qui demande d’associer délicatement analyse et synthèse, ce qu’il effectue avec aisance, et quelques comptes rendus de livres, afin que le panorama soit complet. Next time.
Peu de découvertes pour ceux qui sont entrés en cinéma avec Positif canal historique comme viatique, sauf quelques-uns des "voyages", publiés dans L’Express des années 75 à 78 – rêvons à une époque où un hebdomadaire à grand tirage offrait plusieurs pages à un envoyé sur le terrain pour informer sur l’état du cinéma soviétique ou de la comédie italienne… Les "rencontres", certaines issues de "Projection privée", l’émission de France-Culture et publiées dans Positif, sont étonnantes. Celles, évidemment, avec des prix Nobel de littérature, futurs (Harold Pinter ou Mari Vargas Llosa), ou récents (André Kertesz), mais surtout les propos échangés avec Serge Gainsbourg, Jean-Louis Trintignant ou Jeanne Moreau, qui occupent chacun une trentaine de pages grand format, et qui nous rappellent le temps long des entretiens, qui ne dépendaient pas du service minuté d’accompagnement d’un film : tout ce que confie Serge Gainsbourg est passionnant et nous amène à regretter de ne pas lui avoir accordé l’attention qu’il méritait en tant que réalisateur.
Hommages et essais reprennent certains cinéastes (Theo Angelopoulos, John Boorman, Joseph Losey, etc.), et certains films de chevet de l’auteur – bonne occasion pour réanimer des titres lointains, tels L’Homme au crâne rasé de André Delvaux ou Réjeanne Padovani de Denys Arcand, en treize pages (434-446) dans lesquelles rôdent Bertolt Brecht, ou Roland Barthes et son Plaisir du texte.
Curieusement, les articles de "Controverses", articles de circonstance(s) – "L’affaire Une chambre en ville" (1983), "Les ripoux de la critique" (1986) – pourtant les plus datés, donc les moins susceptibles d’intéresser aujourd’hui au-delà du micro monde des historiens -, demeurent la partie peut-être la plus actuelle de tout l’ouvrage. Tout simplement parce que les problèmes qu’ils abordaient, ou les postures qu’ils dénonçaient n’ont rien perdu, hélas, de leur nuisance. Si les noms ont changé - Gérard Lefort, Louis Skorecki ou Serge Toubiana ont rangé leurs plumiers -, les remplaçants sont là : "De la critique dans tous ses états à l’état de la critique" a conservé sa juste virulence, et le fameux "triangle des Bermudes" n’est pas encore rangé au rayon des accessoires.
Un souhait pour conclure, celui de voir, un jour proche, Une vie de cinéma, volume 2. En attendant la suite. Le combat n’est pas terminé.
Lucien Logette
Jeune Cinéma n°394, mai 2019
Michel Ciment, Une vie de cinéma, préface de Édouard Baer, Paris, Gallimard, 2019, 514 p.