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Messidor (1978)
de Alain Tanner
publié le lundi 12 septembre 2022

par Lucien Logette
Jeune Cinéma n°118, avril-mai 1979

Sélection officielle en compétition de la Berlinale 1979

Sortie le mercredi 14 mars 1979


 


Peut-être est-ce son statut de Genevois, à califourchon entre deux nationalités, qui permet à Alain Tanner d’être ainsi une manière de témoin exemplaire des modulations de l’air du temps. Car si ses personnages sont géographiquement suisses, leurs comportements, leurs espoirs, leurs erreurs et leurs errances participent d’une sensibilité qui n’a rien de spécifique. Parisiens ou Munichois, leurs choix se poseraient sans doute dans les mêmes termes : la particularité des héros tannériens est d’être acculés à la marginalité. Dans une société suisse "douce", à répression ouatée, le vase clos d’un système fermé leur interdit l’intégration, les contraint à des réactions radicales.


 


 

En dix ans et six films, donc, Alain Tanner a su se mettre à l’écoute d’une sensibilité, disons, pour simplifier, celle d’après 68. Il ne s’agissait pas pour lui d’une volonté d’être dans le coup, mais simplement d’une identité émotionnelle et théorique. Sans être un haut-parleur (pas de message), il est un sismographe (il reproduit les courants profonds). D’où cette coïncidence avec l’air du temps évoquée plus haut, qui détermine l’irréversibilité de sa démarche, de Charles mort ou vif (1969) à Jonas qui aura 25 ans en l’an 2000 (1976). Tout ceci pour justifier de l’impossibilité de lui tenir rigueur de la déception devant Messidor. Admettons qu’on devait s’y attendre. S’il est un planteur de jalons, Alain Tanner n’est pas un doreur de pilules. Et on ne pouvait espérer qu’il enjolive une situation qu’il n’est pas le seul à ressentir comme invivable. Il s’en explique d’ailleurs parfaitement dans son interview du Monde le 15 mars 1979 : Si Jonas représentait un bilan, Messidor, "c’est le trou, le creux". L’étouffement quotidien, l’effritement de l’illusion d’une intervention possible dans la politique, l’incertitude de toute parole, rien là de très inspirant. Il est vrai que René Char écrivait jadis : "À chaque effondrement des preuves, le poète répond par une salve d’avenir". Mais quelle salve aujourd’hui tirer et de quel avenir ?


 


 

C’est donc dans une radicalité de l’indifférence et de la gratuité que va s’inscrire l’itinéraire de Thalie et Clio Messidor - c’est l’identité que Jeanne et Marie déclinent aux policiers -, l’une étudiante, l’autre transitoirement vendeuse (toutes deux hors des rapports de production). Itinéraire traduit par une fiction presque squelettique, avec, pour point de départ, un ras-le-bol partagé, pour développement, une fuite en avant circulaire comme une course de hamster, et, pour point d’arrivée, l’irruption d’une violence dès longtemps prévue. Avec comme seul facteur déterminant une motivation ludique peu à peu vidée de toute joie et de tout désir autre que celui du point de non-retour. "Le plus difficile, c’est de ne pas avoir de but", dira Jeanne-Thalie.


 

Ce jeu du temps et de l’espace vides prend donc la forme d’une dérive à l’échelle d’un pays, ponctuée de lieux anonymes toujours recommencés (bistrots, hôtels, granges), réduits à leur simple opacité de signes.
Les personnages qu’elles croisent - il ne s’agit même pas de rencontres mais d’un côtoiement d’auto-stop - demeurent murés dans leur altérité, indifférente ou agressive (la tentative de viol, leur dénonciation par la TV comme de possibles terroristes).


 

Le coup de pistolet qui clôt le film apparaît donc comme inéluctable, une façon presque positive de mettre fin au désarroi et à la fuite, un retour dérisoire à la normalité. Un trajet exemplaire dans le désenchantement, si ce terme ne sous-entendait un enchantement premier, ici inexistant.


 


 

Seulement, lorsque Alain Tanner déclare : "J’ai voulu faire un film sur le non-discours, sur la fuite du sens", le problème qui se pose alors est celui de la représentation de personnages qui ne sont pas porteurs d’un discours et qui ne tentent pas de réintégrer l’univers du sens. À travers quel langage rendre compte de ce non-discours ? On peut certes vouloir "dépasser le premier degré de la narration classique", mais cela ne représente qu’une position de principe qui ne définit que négativement un autre mode de narration. On peut, comme il le fait, accuser "la technique Narrative-Représentative-Industrielle d’empêcher de regarder le monde", encore faudrait-il déterminer une technique différente qui permette d’y remédier. Est-il suffisant de cultiver avec elle (la technique NRI) "un rapport marxiste" pour y parvenir ? Cela reste à prouver, tout comme le refus de "produire de l’idéologie" en usant d’un outil des mieux capables d’en fabriquer.


 

Cette ambiguïté dans la conception se ressent donc forcément dans le produit fini. Et aussi sympathiques que soient à l’origine les voyageuses, on avoue un sentiment d’agacement devant la succession d’instants indifférenciés que constituent les trois semaines de leur fugue. Rien ne ressemble plus à un poste à essence d’autoroute qu’un poste à essence de route nationale, et, prairies ou lacs de montagne, la solitude et le silence y ont le même visage. La volonté de Alain Tanner de ne rien privilégier le conduit à ne montrer qu’une série de situations presque purement redondantes, une fiction qui progresse par accumulation à partir de prémices qui portent en elles leur inachèvement. Dès le départ nous sont indiqués les signes du dénouement.


 

C’est un fait qu’après Wim Wenders et Au fil du temps, (1975) on est devenus plus exigeant sur la peinture de la dérive, et qu’on se prend à désirer des personnages aux vibrations un peu plus chaleureuses. Mais Alain Tanner, après tout, nous avait prévenus. Si rien ne se passe entre elles, c’est que rien ne peut, pour l’instant, se passer. On ne peut donc que lui reprocher de ne pas idéaliser une situation insoluble dans l’immédiat.


 

Regrettons simplement son honnêteté d’artiste qui l’amène à rendre compte de l’ennui par l’ennui. Le problème s’était déjà posé au moment du Retour d’Afrique (1973), chronique sans joie d’un creux de vague, mais transition vers Le Milieu du Monde (1974). Il ne nous reste qu’à espérer, à défaut de lendemains qui chantent, des aubes un peu moins moroses pour les émigrés de l’intérieur, sous peine de voir le non-discours réduire définitivement au silence le cinéaste d’élection de nos années d’illusion.

Lucien Logette
Jeune Cinéma n°118, avril-mai 1979


Messidor. Réal, sc : Alain Tanner ; ph : Renato Berta ; mont : Brigitte Soussolier ; mu : Arié Dzierlatka. Int : Clémentine Amourous, Catherine Rétoré, Gérald Battiaz, Franziskus Abgottspon, René Besson, Jörg Reichlin (Suisse-France, 1978, 123 mn).



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