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Le cinéma de Suisse romande
Sans marché, ni infrastructure (1971)
publié le lundi 12 septembre 2022

par Alain Tanner
Jeune Cinéma n°54, avril 1971


 


En 1971, dans un dossier intitulé Cinéastes de Suisse romande, Jeune Cinéma a fait une enquête sur les conditions de production et de distribution du film dans un pays qui compte à peine plus d’habitants que l’agglomération lyonnaise. interrogeant Alain Tanner, Francis Reusser, Jean-Louis Roy, Claude Goretta et Michel Soutter.

Voici la réponse de Alain Tanner, qui vient de réaliser Charles mort ou vif (1969) et prépare La Salamandre.

Jeune Cinéma


Les films suisses sont généralement des films très peu coûteux. Il le faut bien : sans distribution (à l’avance), ni marché automatique, ni infrastructure d’aucune sorte, ni prestige cinématographique, les films doivent coûter le minimum possible s’ils ne sont pas co-produits avec un pays étranger (mais alors c’est un autre problème).

La plupart du reste ne sont pas amortissables. En résumé le cinéma suisse - sauf exceptions - n’est pas ce qu’on peut appeler une proposition commerciale réelle.

Conditions de production : Le réalisateur doit être son propre producteur s’il veut tourner. Il n’y a pas de producteurs en Suisse, à part de rares cas isolés, sauf pour les films de commande, les Télé spots, etc...
Cette situation est à la fois un gros handicap, et, en même temps, un avantage : c’est une liberté et la possibilité de travailler en dehors de systèmes de production qui sont souvent des carcans pour des jeunes cinéastes.

Financement : La plupart du temps, c’est un financement extra-cinéma, c’est-à-dire avec de l’argent qui n’est pas "investi dans le cinéma" dans un but de profit. Donc chacun se débrouille avec les moyens du bord.

Avance de distributeurs : Pour l’instant, zéro. Les distributeurs suisses ont souvent pris position contre l’existence d’un cinéma national, dans la mesure justement où ils n’en tirent pas de profit. Certains d’entre eux se sont du reste cassé les reins en essayant de financer un cinéma commercial suisse, impossible - et tant mieux -, en l’absence de toute infrastructure de production et de marché. Mais cela n’empêche pas les imbéciles de ramener périodiquement à la surface le serpent de mer du "cinéma commercial suisse".

Dans ces conditions, il est évident que la seule chose possible chez nous c’est le petit film d’auteur - ou alors la coproduction. Ceci n’est pas une opinion personnelle, c’est une simple vision objective des faits, et la réalité commence à le prouver. Ce qui n’empêche pas le "milieu" du cinéma de prétendre, depuis 60 ans, le contraire. Mais la débilité mentale est difficile à soigner.

Donc cinéma pauvre avec toutes les conséquences. Films fauchés, absence de "productions values" comme disent les Américains, tout ce que l’argent peut apporter à un film, la glycérine qui fait passer le suppositoire. Il n’en reste pas moins que certains films ont besoin d’argent, mais que pour l’instant il est impossible de les produire en Suisse.

Coût de Charles mort ou vif : 120.000 francs suisses. La Télévision, contre les droits pour les trois chaînes suisses, paie la moitié du budget et laisse un délai pour sortir le film en distribution cinéma. C’est le système adopté pour les films tournés dans le cadre du Groupe 5. (1)
La Salamandre va coûter pas loin du double, dont 110.000 francs couverts par une avance sur recettes du gouvernement - c’est la première année que cela fonctionne. En fait, La Salamandre est le premier film tourné avec une avance de ce type. Le reste est assuré par le producteur et son partenaire.

La distribution reste le gros problème, à résoudre de cas en cas, sans aucune continuité ni appui d’aucune sorte, aussi bien en Suisse qu’à l’étranger.
Le seul critère en fin de compte, c’est de faire le film qu’on veut, et vogue la galère. On espère que s’il a quelques qualités, il finira bien par trouver son chemin, bien entendu sur le marché Art et Essai, où il n’y a pas un rond pour le producteur.
Tout cela est aberrant. On se retrouve dans les souks cannois à battre le rappel du client en compagnie de gens dont les budgets de publicité sont cinq fois votre budget de production.
Si le film marche très bien, et qu’il a coûté trois sous, on finit par s’y retrouver, avec des ventes dans cinq ou six pays, plus quelques télévisions, comme pour Charles mort ou vif. On ramasse les miettes tombées hors de l’assiette des impérialistes américains et de leurs associés.

Alain Tanner
Jeune Cinéma n°54, avril 1971

1. Le Groupe 5 est une association de cinéastes genevois dont certains sous contrat avec la Télévision suisse romande, fondée en 1968, avec comme objectif de produite des films indépendants. Il est composé de
Alain Tanner, Michel Soutter, Claude Goretta, Jean-Louis Roy et Jean-Jacques Lagrange, remplacé, en 1972, par Yves Yersin. 50% des budgets sont à la charge de la télévision et 50% sont des capitaux privés. Cet accord prévoit une exploitation en salle avant toute diffusion à la télévision.


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