par Lucien Logette
Jeune Cinéma n°144, été 1982
Sélection officielle en compétition au Festival de Cannes 1982
Sortie le mercredi 26 mai 1982
Télérama l’affirme, Libération le proclame : le dernier film de Jean-Luc Godard est un chef-d’œuvre. L’avant-dernier l’était déjà, le prochain le sera assurément, puisqu’aucun cinéaste n’a jamais aussi continûment travaillé dans le génie. L’opération de terrorisme critique montée, les Cahiers du Cinéma et Michel Cournot aidant, dès Pierrot le fou (1965) a réussi, dans la mesure où il est de plus en plus difficile de ramer à contre-courant. Alors Godard l’écorché vif, Godard le tourmenté, l’anxieux questionneur de formes, en un mot le poète ? Pourquoi pas ? Chacun après tout a la tasse de thé qu’il mérite.
Pendant longtemps, nous avons espéré, de chaque nouveau film, quelque divine surprise qui dessillerait notre esprit stupidement englué. Certains au moins nous ont fait hurler, de rage - l’inconscience scandaleuse du Petit Soldat (1960), ou de rire - la prétentieuse insignifiance de Alphaville (1965). Depuis quelques années, du calamiteux Tout va bien (1972) aux explorations nombriliques du joujou vidéo, la seule impression demeure l’accablement et l’ennui devant ces versions toujours semblables des "Métamorphoses de Narcisse". La parole godardienne bégaie et - n’est pas Stéphane Mallarmé qui veut -, rien n’émerge de ce ressassement infini du discours.
Ce qu’on essaie de nous faire prendre pour un "calme bloc ici-bas chu d’un désastre obscur" n’est qu’un" aboli bibelot d’inanité sonore" - citations qui ne sont pas là pour faire assaut de cuistrerie, mais pour rester dans le ton : Jean-Luc Godard, manifestement dans l’impasse, se rabat, encore plus qu’hier, sur la Culture, avec plusieurs majuscules. Les remarques de Louis Marcorelles, dans Le Monde, sont à cet égard fort justes : lorsque tout s’est effondré, l’Art est une valeur refuge, un garde-fou solide contre le vertige de la solitude. D’où cette succession de tableaux vivants luxueusement inutiles : incapable d’exprimer la réalité, on tente de la retranscrire métaphoriquement à travers un code culturel en béton armé.
Mais on ne néantise pas ainsi les terrifiants pépins du réel : la prise de Constantinople par les Croisés n’est pas une évacuation d’usine par les CRS - il n’y a pas besoin de dix ans de cinéma militant pour s’en rendre compte. Alors, on en rajoute dans le drapé, l’angélisme et la nudité chaste, dans une sorte d’apothéose de musée Grévin que ne viennent même pas transfigurer des injections massives de Requiem (de Mozart, évidemment). On vise la grâce, on n’obtient que la pesanteur, irrémédiable.
Tiens, tiens, la grâce, la pesanteur, sans oublier la lumière, pardon la Lumière, celle que réclame sans arrêt un metteur en scène aboulique et que n’accorde pas un Ciel superbement muet, voilà de bien étranges notions : l’ancien du groupe Dziga-Vertov aurait-il été touché par le virus Karol-Wojtila ? S’en étonner serait oublier l’itinéraire de Jean-Luc Godard. Certains réalisateurs expriment la respiration de l’époque, d’autres simplement la démangeaison. Ses engagements ont toujours été placés sous le signe de la dernière collection de printemps du vrai chic parisien : prochinois lorsqu’il était de bon ton de l’être, puis militant pur et dur de l’après-Mai, le voici maintenant, désillusion oblige, rejoignant le grand troupeau des monothéistes de fraîche date, à grandes louches de Georges Bernanos, de Simone Weil, d’évangiles et autres Agnus Dei - en attendant le prochain vaisseau en partance pour la modernité. Ce qui nous vaut des déclarations suintantes d’œcuménisme, du type "Les gens ne savent plus communiquer et cette situation est génératrice de violence dans les rapports sociaux" - aimons-nous les uns les autres et oublions la lutte des classes...
Si au moins l’étalage culturel ici mis en place nourrissait une réflexion véritable sur l’époque et son devenir, sur les nécessités d’une totalisation et d’un dépassement artistiques. La dialectique n’a jamais fait de mal à personne. Mais la culture de Jean-Luc Godard recoupe très précisément celle de l’honnête homme du 20e siège, abonné à sélection du Reader’s Digest et aux bibliothèques de gare. Ainsi sont rameutés en vrac Delacroix, Ingres, Goya, Rubens, Rembrandt et Vélasquez - "tous romantiques", Godard dixit, ce qui fera plaisir aux trois derniers -, catalogue sans danger essentiellement choisi pour sa lisibilité - "Picasso n’aurait pas été compris du public" (sic). L’étalage est payant : Télérama, pour en rendre compte, appelle à la rescousse rien moins que Aragon, Baudelaire, Stendhal et Flaubert. Délicieux frisson d’être entre gens de goût.
Quant à ce qui reste de temps filmique dans les interstices des tableaux de maîtres, il est traversé des habituels zombies débitant les mêmes platitudes, avec en prime quelques accents étrangers bien rugueux, polonais, hongrois, allemand, une ouvrière bègue et un patron mâchouilleur de roses fraîches, histoire de bien faire sentir que la communication n’est pas chose aisée en ces temps difficiles. Et pour en finir avec la communication et la culture selon l’ermite de Lausanne, rappelons-lui simplement que James Joyce, qu’il évoque si complaisamment dans ses interviews - des fois que l’on compare, sait-on jamais, les bredouillements de Michel Piccoli et Finnegan’s Wake - n’a pas mis trente ans pour écrire Ulysse, mais sept. Détail sans importance, certes, à condition de ne pas se servir de ces trente années d’écriture pour esquisser, comme il le fait, une théorie de la communication.
Car des théories, Jean-Luc Godard en a sur tout, l’amour, le travail, l’argent, le langage, les êtres et les choses. Après tout, c’est une si rare espèce que celle d’un cinéaste qui s’est donné la peine de construire une philosophie cohérente qu’on aurait tort de ne pas s’en réjouir. L’ennui, c’est que les truismes et les à-peu-près n’ont jamais été fondateurs d’un système, et que, si "philosophie" il y a, celle de Jean-Luc Godard est plus proche de Commerson et de ses Pensées d’un emballeur (1851), l’humour et la naïveté en moins, que de la Phénoménologie de l’Esprit (1807).
Ce qui ne serait pas trop grave, l’essentiel étant la conscience de ses propres limites. Malheureusement, Jean-Luc Godard a toujours voulu penser plus haut qu’il n’a la caméra. Ce n’est pas cette Passion, en variante explosante-fixe, qui pourra prouver le contraire. Mais gardons-lui toute notre confiance. Son rôle d’artiste martyr et incompris, jamais en mal de distribution, est nécessaire au système. D’esthétique du gribouillage en éthique de la confusion, il n’est pas près de cesser d’incarner la pseudo-avant-garde formelle d’une expression artistique en voie d’essoufflement.
Lucien Logette
Jeune Cinéma n°144, été 1982
1. Karol Wojtila, alias pape Jean-Paul II.
Passion. Réal, sc, mont : Jean-Luc Godard ; sc : Jean-Claude Carrière ; ph : Raoul Coutard ; mu : Ravel, Mozart, Dvorak, Beethoven, Fauré, Léo Ferré. Int : Isabelle Huppert, Michel Piccoli, Hanna Schygulla, Jerzy Radziwolowicz, Laszlo Szabo, Jean-François Stévenin (France-Suisse, 1982, 88 mn).