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Années lumière (les) (1981)
de Alain Tanner
publié le samedi 1er octobre 2022

par Mireille & Maurice Pelinq
Jeune Cinéma n°136, août 1981

Sélection officielle en compétition au Festival de Cannes 1981.
Grand prix spécial du jury

Sortie le mercredi 20 mai 1981


 


Avec Les Années lumière, Alain Tanner, pour la première fois de sa carrière, a puisé son scénario dans un roman : La Voie sauvage de Daniel Odier (1). Pour la première fois aussi, l’action n’est pas située en Suisse, dans le "milieu du monde", nulle part et partout, dans une lande déserte où règnent les nuages, les brumes, les tempêtes, le vent. Ce paysage tourmenté, le cinéaste l’a trouvé en Irlande et l’a admirablement utilisé comme l’espace aride d’un transfert initiatique.


 


 

Au départ, comme souvent chez lui, une rupture : Jonas, qui a 25 ans dans un an 2000 peu différent en apparence des années 80, lave sans conviction des verres dans un bistrot. Mais il se dit "libre comme un oiseau". Yoshka Poliakoff, un vieil homme qui vit seul dans un garage perdu, au milieu d’épaves de voitures, au bord d’une route abandonnée, lui lance un appel : un livre, la Bible peut-être, dont il a souligné des passages. Jonas quitte alors la ville et va rejoindre l’étranger, dont nul n’a jamais pu percer les secrets. Au détour d’un virage, il entre dans l’univers de Yoshka. Des débris rouillés, un chaos repoussant encerclent un garage aux portes closes derrière lesquelles il perçoit des chants d’oiseaux. Jonas est venu, il s’est cru appelé, mais l’accueil de Yoshka est rude : il lui prend son argent, lui ferme sa porte, l’envoie coucher dans une des vieilles carcasses de la ferraille, lui mesure la maigre pitance qu’il doit mériter chaque jour par un travail absurde.


 


 

Alors commence pour le jeune homme une longue série d’épreuves : la solitude et le silence, la faim, le froid, le dénuement absolu. Il fait des avances, il veut apprendre, mais Yoshka refuse : "À quoi servirait de te donner ce que j’ai appris en toute une vie ?". C’est par l’expérience personnelle que Jonas doit progresser. Il prend des initiatives, nettoie le jardin, astique la pompe à essence. "Tu n’as rien compris, lui dit Yoshka. Il ne suffit pas de dépenser son énergie, il faut accomplir quelque chose. Il faut bouleverser la terre en profondeur, il faut de la violence et de l’amour. Il faut se perdre dans la terre, devenir l’engrais, la pluie, le soleil". Jonas ne comprend toujours pas, mais il fait aveuglément confiance à son maître, même lorsque celui-ci salue avec enthousiasme l’arrivée d’une tempête fantastique. Installés pour la nuit dans la dépanneuse rouge, ils célèbrent par une beuverie ce spectacle sauvage. Au matin, Yoshka apparaît boitant, couvert de plaies. Sans expliquer ce qui s’est passé, il ordonne à Jonas de creuser un trou dans le jardin et de l’y enterrer, nu, jusqu’aux épaules : il y restera trois jours, après quoi ses plaies seront refermées.


 


 

Une fois guéri, Yoshka ne peut plus supporter le désordre du tas de ferraille : la pire des choses, c’est le mélange. Jonas doit donc trier les déchets, les classer par familles. Il y peine pendant de longs jours et entre petit à petit dans l’affection du vieil homme. Celui-ci n’est pourtant pas encore satisfait. Souvent il fait un rêve dans lequel il voit les tristes carcasses rouillées resplendir au soleil. Il demande à Jonas de réaliser son rêve, et l’apprenti se met à la tâche. Ses longs efforts sont payés par le bonheur de Yoshka qui le serre dans ses bras. Soudain un camion rouillé rompt le charme : "Ce n’est pas parfait. Tu n’es plus mon fils. Il fallait faire les choses jusqu’au bout". Alors Jonas se révolte, il hurle des injures et met le feu aux voitures. Encerclé par l’incendie, il est sauvé et soigné par celui qui est désormais son père. Yoshka lui dévoile alors une partie de son secret : il étudie les oiseaux, les oiseaux sont ses maîtres. Mais il lui manque encore un aigle. Jonas part donc dans la montagne et, grâce à l’aide d’un braconnier, prend au piège un aigle royal. De retour au garage, il trouve Yoshka immobile, transfiguré, dans une sorte d’extase. Lui-même ne pourra parvenir à cet état que par son effort personnel, quand il pénètrera les choses par le centre et non par l’extérieur, alors la lumière l’envahira. Yoshka ouvre à Jonas les portes de l’atelier secret où il fabrique une aile, aboutissement d’une vie de travail. Son temps est venu. Il va s’envoler, ne reviendra pas et laissera tout à son fils. Pourtant le maître ne livre aucune connaissance, il oblige l’apprenti à chercher et à trouver. Jonas multiplie les expériences et parvient fugitivement à l’extase. La lumière le pénètre un instant, puis l’abandonne parce qu’il ne sait pas encore tenir son esprit immobile.


 


 

Arrive enfin pour Yoshka le jour du départ. "Je vais traverser les galaxies. Je serai bientôt à des années lumière de cette planète". Avant de partir il massacre les oiseaux du garage, s’asperge de leur sang comme pour se baigner dans leur âme, puis il laisse s’échapper l’aigle. À la nuit tombée, le nouvel Icare s’envole. Au matin, on trouve, à 30 km de là, son cadavre sans yeux. À quelques mètres, l’aigle est perché sur un rocher. Jonas reçoit le testament de Yoshka. Chaque jour il méditera une phrase : "Tu es le vent. Séjourne dans un lieu sans limites. Avale la lumière. Dans la forêt un arbre est le tien : trouve-le". Il revient au garage. Son regard parcourt les bâtiments, les vieilles voitures, la route, sur la pompe à essence l’aigle le regarde. Jonas est seul dans ce lieu ingrat, sans saisons. Son sourire énigmatique suggère que c’est en lui peut-être qu’un renouveau se prépare.


 

Aucun des films précédents de Alain Tanner ne débouchait sur une espérance. Ses personnages parlaient la vie plus qu’ils ne la vivaient. Les maximes de Mao n’empêchaient pas Charles de partir plus mort que vif vers l’hôpital psychiatrique, le couple du Retour d’Afrique (1973) en revenait avant d’être parti. Seul peut-être le petit Jonas (celui qui aurait 25 ans en l’an 2000), héritier des "petits prophètes" de 68, portait un vague espoir de futur. Le Jonas des Années Lumière, qu’il faut bien rapprocher du prophète biblique, accomplit comme lui la volonté du maître, ne comprend rien, se révolte, reste seul debout comme lui à méditer les leçons reçues. Par ses références au livre biblique de Jonas, à son interprétation christique (les trois jours dans la terre et la "résurrection" de Yoshka), et aux philosophies orientales de la contemplation, le film marque une étape nouvelle dans l’itinéraire idéologique de Alain Tanner.


 

Mais la méditation ne suit pas une ligne abstraite. La caméra va aux choses concrètes. Le contrepoint visuel des propositions gnostiques de Yoshka, c’est, pour reprendre les termes du réalisateur, "la couleur du ciel, la couleur du hangar, cette merveilleuse dépanneuse pourrie qui a un bruit incroyable", c’est aussi la lande, la terre mouillée, les plantes, les animaux, le samovar sur la table de la cuisine, les carcasses rouillées. L’envol vers "d’autres galaxies", vers l’ailleurs d’une vie plus vraie, passe par la connaissance poétique du réel le plus humble. Si quelque chose peut changer le monde, c’est la poésie à la portée de tous, comme l’avaient déjà dit Arthur Rimbaud et Lautréamont. La "voie sauvage" est étroite, le chemin est solitaire, hors de tous rapports humains. Les femmes en sont exclues, elles ne veulent pas que les hommes volent. Le néophyte doit mater le corps et l’âme pour que l’esprit triomphe et commence à voir la lumière. Le propos est inattendu pour notre époque ennemie des contraintes, mais les libérations promises tardent à venir. Ne pourrait-on les gagner par l’exercice de l’esprit et de la poésie ?

Mireille & Maurice Pelinq
Jeune Cinéma n°136, août 1981

* Daniel Odier, La Voie sauvage, Paris, Seuil, 1974.


Les Années Lumière. Réal : Alain Tanner, d’après le roman La Voie sauvage de Daniel Odier ; ph : Jean-François Robin ; mont : Brigitte Sousselier ; mu : Arié Dzierlatka ; déc : John Lucas ; cost : Thérèse Ripaud. Int : Trevor Howard, Mick Ford. Bernice Stegers, Henry Virlojeux, Johnny Murphy , Gerry O’Brien (France-Suisse, 1981, 105 mn).



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