La cité Gagarine à Ivry-sur-Seine a été détruite en 2020. Située dans la banlieue rouge de Paris, elle fut, à sa construction à partir de 1961, la fierté de la ville, un exemple de démocratisation et de modernité, avec accès au confort (espace, toilettes, chauffage) et inaugurée par le célèbre cosmonaute soviétique Youri Gagarine en personne.

Elle était destinée à une population ouvrière à l’origine, les crises successives en ont précarisé l’accès, et une population plus diverse, surtout immigrée, s’y installa. Peu à peu, sa dégradation, le chômage et la stigmatisation de ses habitants en ont fait un symbole de la cité de non-droit, laissée pour compte, avec ses problèmes récurrents (trafic de drogue, violence, dégradations), comme notre pays en compte dans la plupart des périphéries des grandes villes.

Le réalisateur Adnane Tragha (1) est né au milieu des années soixante-dix dans la cité voisine et a vécu cette histoire de près. Loin des clichés, en connaissance de cause et avec un regard objectif et amical, il relate l’histoire de le cité et interroge ses habitants, anciens et nouveaux, ceux qui sont restés et ceux qui sont partis, revenus une dernière fois dans ce lieu qui les a marqués et où ils ont grandi, avant que les grues ne commencent à grignoter leur passé commun.

À partir de cette fin programmée, Adnane Tragha met en place son enquête, mêlant avec intelligence témoignages familiaux, individuels, moments musicaux (fanfare, musique arabe, rap), et visuels (projections, mises en scène visuelles) dans les couloirs et les chambres désertés.

À travers ces paroles passent toutes les nuances et les oppositions vécues ici. Espoirs de vie commune et solidaire versus désespoir des avenirs précarisés. Installations pour se poser enfin versus fuites vitales loin de ce lieu. Créativité contre renoncement. Bonheurs contre chagrins. C’est tout en contrastes que se révèle la cité, dans cette opposition amour / haine si souvent évoquée lorsqu’il s’agit de parler de la banlieue.

Pourquoi parler de la destruction d’une cité délabrée et jugée dangereuse (et où règne l’insécurité) si elle n’est que verrue d’une société, comme certains se plaisent à le croire (pour laisser place à de lucratifs projets immobiliers). Tout aurait pu être fait en silence, passé au Kärcher - du passé faisons table rase -, mais cela aurait été sans compter les milliers d’habitants qui se sont succédé dans ces barres d’immeubles et qui y ont vécu et grandi ensemble, ni de leur puissance de vie, d’espoir et de révolte. C’est de cela que parle le film : une lutte contre un oubli, et même contre une falsification.

Dans son film 600 euros (2015), Adnane Tragha réalisait une "fiction documentée" lors de l’élection présidentielle de 2012, et faisait apparaître tout le besoin vital de considération d’une partie de la population se sentant oubliée. Même si des cartes électorales y étaient brûlées, cela montrait aussi que la révolte est le contraire d’une apathie ou d’un renoncement : elle découle d’un intérêt pour la chose publique, intérêt déçu et sentiment de rejet. Prémices des années à venir. Dans On a grandi ensemble, qui est un documentaire, le ton est plus apaisé. C’est un point fait avec distance sur des vies particulières, à un moment charnière où disparaissent les traces d’une partie de leur passé commun. Mais c’est aussi, finalement, celui de notre société qui vit un passage dont nous ne voyons pas encore les aboutissements.

Francis Guermann
Jeune Cinéma n°416, été 2022

1. Adnane Tragha a réalisé son premier long métrage de fiction, 600 euros, en 2016. On a grandi ensemble est son deuxième documentaire.

On a grandi ensemble. Réal : Adnane Tragha ; ph : Paul Morin, son : Loïc Gourbe, Geoffrey Terreau ; mont : Soline Caffin, Gordana Othnin Girard, Adnane Tragha ; mus : Manuel Merlot (France, 2022, 72 min). Documentaire.