home > Films > À vendredi, Robinson (2022)
À vendredi, Robinson (2022)
de Mitra Faharani
publié le mercredi 14 septembre 2022

par Francis Guermann
Jeune Cinéma en ligne directe

Sélection officielle de la Berlinale 2022

Sortie le mercredi 14 septembre 2022


 


À quelques jours du décès volontaire de Jean-Luc Godard, sort le film de la réalisatrice franco-iranienne Mitra Farahani le mettant en scène aux côtés du cinéaste et écrivain iranien Ebrahim Golestan. Ces deux grands auteurs que tout pouvait opposer et qui ne se connaissaient pas directement, auraient pu se rencontrer au début des années soixante, alors que l’un comme l’autre, jeunes, pratiquaient un cinéma de rupture, chacun dans son pays. La proposition de la réalisatrice était de les faire dialoguer. Le film va beaucoup plus loin, par la grâce, la confiance et la générosité des deux cinéastes. En effet, c’est Jean-Luc Godard qui proposa une correspondance - "Commençons par une correspondance, peut-être que cela ne correspondra pas", dit JLG. Et Ebrahim Golestan, esprit curieux, entra dans ce jeu vite conduit par Godard.


 

En réalité, beaucoup les oppose : la riche demeure et le vaste bureau d’écrivain de l’Iranien dans le Sussex anglais, la maison assez modeste et le laboratoire audiovisuel du Suisse à Rolle ; l’esprit logique et littéraire du premier, l’éclatement du langage, la volonté de provoquer, l’imagination du second.


 


 

Le film se déroule au fil des vendredis, dates des échanges réguliers (par mails, vidéos, photos, tous moyens virtuels actuels). Un constat apparaît rapidement aux deux hommes : celui du déséquilibre. Plutôt que de correspondance, il s’agit d’un jeu de ping pong. Ebrahim Golestan résiste au langage de Jean-Luc Godard, tandis que celui-ci élabore de véritables séquences de mots, de sons et d’images. Golestan : "Il est joueur, savamment, sciemment, de manière avisée".


 

Mais le contenu est passionnant, tant par les propositions de Jean-Luc Godard réalisant presque un film dans le film, que par la grande culture des deux hommes et leurs références picturales, musicales et littéraires. La grande sagesse de la réalisatrice Mitra Faharani est alors de peu intervenir, de se contenter de capter ces moments et de provoquer, finalement la rencontre par le film (saluons son montage savant).


 


 

En filigrane, peu à peu, se détachent deux formidables portraits. Jamais les deux hommes ne se rencontrent, sinon par le biais de dispositifs d’écrans, mais ils se confient, mènent leur quotidien chacun différemment, exposent leurs misères physiques du grand âge, (1) la vie de famille de Golestan, la solitude volontaire de Godard. Le film avance vers un mélange de gravité et d’humour et finit terriblement dans le crépuscule de la vieillesse.


 

Car Jean-Luc Godard conduit l’échange vers le tragique. Il cite Elias Canetti : "On n’est jamais suffisamment triste pour que le monde soit meilleur". Il est obsédé par la mort, parle de la mort volontaire, "la mort sagement désespérée volontaire". Et il se met en scène dans une séquence en forme pied de nez, où, assis à la table de sa cuisine, regard caméra, silencieux, il se sert lentement du vin dans un gobelet de verre, y ajoute de l’eau et boit lentement et longuement. Oui, Godard a bu le calice jusqu’à la lie, oui, il met enfin de l’eau dans son vin, semble-t-il dire, dernier constat, humilité finale, mélange de paradoxe et adresse directe à ses spectateurs. On ne peut s’empêcher de penser qu’il avait alors dit tout ce qu’il avait à dire, que ses mots enfin, une dernière fois, s’effaçaient.


 

Et Golestan, de son côté, se fait mouler le visage avec du plâtre, autre pied de nez, confection d’un masque mortuaire de son vivant, fabrication archaïque d’image alors que tout le film repose sur la virtualité d’une rencontre et sur l’emploi des technologies actuelles de production et de diffusion d’images.


 

La réalisatrice Mitra Faharani, dans son film Fifi hurle de joie, (2), retrouvait un vieil et célèbre artiste iranien en exil à Rome depuis les années cinquante, Bahman Mohasses. Déjà ce portrait était hanté par la mémoire et la disparition, celle d’une partie de l’œuvre peinte de l’artiste, et sa mort même au court du tournage du film. Elle mène ses films en dehors de toute nostalgie et sans sentiment de contrition. Il y est beaucoup question de croyance et de ce qui meut profondément un artiste. Tout cela a sans doute plu à Jean-Luc Godard comme à Ebrahim Golestan qui ont joué ce jeu à la fois léger et tragique.

Francis Guermann
Jeune Cinéma en ligne directe

1. Au moment du tournage du film, Ebrahim Golestan a 99 ans et Jean-Luc Godard a 90 ans.
Jean-Luc Godard (1930-2022) a eut recours au suicide assisté le 13 septembre 2022, la veille de la sortie en France du film de Mitra Faharani.

2. Fifi hurle de joie (Fifi Az Khoshhali Zooze Mikeshad) le deuxième documentaire de Mitra Faharani a été présenté au Cinéma du Réel 2013, et y a reçu le Prix de la SCAM.


À vendredi, Robinson. Réal, sc : Mitra Faharani ; ph : Fabrice Aragno & Daniel Zafer ; mont : M.F., Fabrice Aragno & Yannick Kergoat. Int : Jean-Luc Godard, Ebrahim Golestan (France-Suisse-Iran-Liban, 2022, 97 mn). Documentaire.



Revue Jeune Cinéma - Mentions Légales et Contacts