par Claude Benoît
Jeune Cinéma n°72, juillet-août 1973
Sélection officielle en compétition au Festival de Cannes 1972.
Prix de la meilleur actrice pour Joanne Woodward
Sorties les mercredis 30 mai 1973, 10 septembre 2008, 9 février 2011, 12 avril 2017 et 28 septembre 2022
En réalisant De l’influence des rayons gamma sur le comportement des marguerites, son troisième film, Paul Newman renoue avec l’intimisme amer qui caractérise son premier film, Rachel Rachel (1968). De fait, l’un et l’autre sont, à la fois, la description mélancolique de la vie larvée d’une bourgade du Connecticut, et l’analyse profonde de la crise traversée par une femme qui, entrée dans la seconde moitié de son âge, a mené jusque-là une existence terne et sans amour.
D’autre part, de la même façon que Rachel Rachel est presque exclusivement centré sur trois personnges féminins (Rachel, Cella, sa meilleure amie, institutrice célibataire elle aussi, et sa mère, qui la traite comme une petite fille), De l’influence des rayons gamma s’ordonne rigoureusement autour des quatre femmes (Béatrice, ses deux filles, Matilda et Ruth, et une vieille dame, Nanny). Film essentiellement masculin, aéré, spectaculaire - sur le mode de vie archaïque d’une famille de bûcherons de l’Oregon, Sometimes a Great Notion (1970) est donc déjà une parenthèse dans l’œuvre de Newman. On note pourtant une concordance entre ses deux premiers films car, à l’issue de Rachel Rachel, l’héroïne, pour s’arracher à l’enlisement quotidien où elle sombre, prend un autocar qui la conduira à l’autre bout des États-Unis, en Oregon (les derniers plans la montrent se promenant au bord du Pacifique).
Avec De l’influence des rayons gamma, Paul Newman, revient à la côte Est, au Connecticut qu’il connaît bien, puisqu’il y habite. Il retrouve ainsi cette justesse de ton qui fait de Rachel Rachel une œuvre inimitable, tout en en accusant volontairement certains traits. L’impression la plus vive que De l’influence des rayons gamma laisse au spectateur est celle, tragique, d’une Amérique en friche, à l’abandon. Béatrice et ses filles vivent, en effet, à l’ombre d’un jardin misérable, dans une maison délabrée et mal entretenue - c’est un fouillis de meubles poussiéreux, de vieux journaux, de reliefs de repas, de vaisselle sale et de boîtes de bière vides - Paul Newman fait boire à sa femme, Joanne Woodward, presque autant de bière que lui en ingurgite dans Hud ou dans Sometimes a Great Notion. (1)
Ce désordre qui s’installe dans la maison étant l’exact reflet du désarroi et de la détresse de Bea, le grand talent du cinéaste est d’avoir su en rendre tangible la présence accablante. Deux éléments du décor sont particulièrement importants : l’escalier qui est le lieu où s’exacerbent les rapports entre la mère et les filles, et les fenêtres, au travers desquelles elles scrutent le monde extérieur. Aussi l’escalier est-il au cœur de deux séquences très fortes, réunissant Ruth et Bea (la crise d’épilepsie, la plaisanterie méchante), et filmées de manière analogue, une suite de plongées et de contre-plongées, avec la fille en haut et la mère en bas.
Par ailleurs, un plan superbe découvre les trois femmes qui, le visage collé à la vitre, contemplent une voisine qu’elles croient morte. Le malheur dans lequel Béatrice est plongée est autant moral que matériel. À Bridgeport, une ville dure et froide, où on l’a laissée seule avec ses deux filles, elle est "celle qu’on montre du doigt", "Betty la folle". Comme son ultime rêve, pour s’en sortir, est de devenir propriétaire d’un snack où elle vendrait de la tarte au citron et des gâteaux au fromage, on voit à quel degré de lassitude et de désespérance, l’Amérique riche réduit ses laissés pour compte. Alvin Sargent, le scénariste, est également celui de I Walk the Line de John Frankenheimer (1970).
Paul Newman met encore l’accent sur cette misère en confrontant plusieurs fois son personnage avec les "gens biens" de la ville. Il y a le beau-frère, employé de banque, qui vit dans un quartier aisé, et dont la femme joue au bridge - un jeu contre lequel le réalisateur a visiblement une dent, voir Rachel Rachel. Il y a la jeune femme, très secrétaire de direction, qui place sa mère âgée en pension, et - geste ô combien significatif - glisse son chèque entre les pages d’une bible. Il y a les mères fortunées et dédaigneuses d’élèves du lycée. Enfin, par une triste ironie du sort, Béatrice, pour s’en tirer, n’a comme solution que celle de louer une chambre à des vieillards moribonds.
Le film s’avère donc d’autant plus pessimiste que personne - et surtout pas les hommes, le voisin plombier, le brocanteur, le policier, le professeur ne sont guère plus brillants que l’ami d’enfance de Rachel Rachel -, ne sait lui venir en aide, et qu’elle ne peut même pas s’appuyer sur ses filles. Matilda et Ruth ont, en effet, des personnalités qui, à première vue, sont aux antipodes, mais qui sont toutes deux caractéristiques du "rêve américain". Pour Ruth qui, au long du film, exprime sa hantise de la vieillesse et de la mort - "J’espère qu’il ne va pas falloir y aller maman" dit-elle, lorsqu’elle croit que Miss McGidis est morte -, c’est le rêve de la beauté et de la sensualité, symbolisée hier par Hollywood, et aujourd’hui, dérisoirement, par, les majorettes. Pour Matilda, qui, silencieuse, secrète, inaccessible, élève un lapin-cobaye et tente des expériences sur les marguerites, c’est le rêve de la science et de la recherche.
Or Béatrice n’a besoin ni d’une nouvelle Rita Hayworth, ni d’un nouvel Albert Einstein, mais de quelqu’un qui l’assiste dans les tâches matérielles les plus basses. Là est, peut-être, le drame latent du film.
Dans son intelligent article sur Rachel Rachel, Michel Delahaye note que le premier film de Paul Newman "semble devoir quelque chose à la voie Kazan" (2). Ajoutons : "Le troisième, davantage". Maîtrisant admirablement sa mise en scène - voir la séquence du concours traitée quasi totalement en enchaînements sur la bande-son -, et sa direction d’acteurs - Joanne Woodward est déchirante quand elle crie : "My heart is full" -, Paul Newman, adoptant pour ainsi dire la manière et l’indépendance de Elia Kazan, signe, avec De l’influence des rayons gamma sur les marguerites, un film beau et émouvant, où la tendresse la plus inépuisable se mêle - il faut voir avec quelle délectation la concurrente de Matilda relate, au concours, l’équarrissage d’un chat -, à la cruauté la plus souterraine.
Claude Benoît
Jeune Cinéma n°72, juillet-août 1973
1. Hud (Le Plus Sauvage d’entre tous) de Martin Ritt (1963) ; Sometimes a Great Notion (Le Clan des irréductibles) de Paul Newman (1964).
2. In Cahiers du Cinéma n°214, juillet-août 1969.
De l’influence des rayons gamma sur le comportement des marguerites (The Effect of Gamma Rays on Man-in-the-Moon Marigolds). Réal : Paul Newman ; sc et dial : Alvin Sargent d’après la pièce de Paul Zindel ; ph : Adam Holender ; mont : Evan A. Lottman ; mu : Maurice Jarre ; déc : Gene Callahan & Richard Merrell ; cost : Anna Hill Johnstone. Int : Joanne Woodward, Nell Potts, Roberta Wallach, Judith Lowry, David Spielberg, Richard Venture (USA, 1972, 100 mn).