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Habités (2021)
de Séverine Mathieu
publié le mercredi 19 octobre 2022

par Anita Lindskog
Jeune Cinéma en ligne directe

Sortie le mercredi 19 octobre 2022


 


Le dernier documentaire de Séverine Mathieu (1) s’intitule Habités (2021). Comment habiter le(s) monde(s), son / ton propre monde singulier, des mondes nouveaux… La cinéaste invite avec douceur et poésie le spectateur à l’accompagner dans sa rencontre et sur le parcours de quatre personnes atteintes de troubles psychiques et / ou psychiatriques. Les segments de vie, montrés successivement, proposent autant d’espaces environnementaux dont les frontières restent sans cesse à redéfinir. La caméra regarde et expérimente, au travers de Roger, Nicolas, Khadidja et Wilfreed, et avec eux, accompagne leurs trajets et leurs pensées. Elle explore la cartographie de territoires inconnus habitables.


 

La construction du documentaire interroge favorablement par son absence de jugement sur la(les) maladie(s). C’est que le film est le résultat d’un long processus de travail patient effectué en commun (trois années) avec les participants. Fruit d’une incroyable confiance gagnée pas à pas, le film ouvre un nouveau paysage, un paradigme de la relation d’altérité fait de la richesse de chaque personne.
En toile de fond, au dehors, c’est tout le cœur de Marseille qui offre naturellement son maillage de rues vivantes, de signes et de parcours inspirants, depuis le théâtre du Gymnase, le marché de Noailles à la fontaine des Danaïdes, en passant par la rue d’Italie, avec une étape poétique sur la plage au soleil couchant.


 

Au devant, au dedans, c’est l’espace immédiat de vie, le "chez soi" qui reste un des domaines à conquérir quand la fragilité mentale pousse ou referme la porte sur le retrait social. Le parcours de chacun est jalonné des mêmes résonances que la caméra intercepte : les franchissements de lignes, de lieux et de seuils (Roger va à Manosque), les trangressions (Khadidja s’ouvre un squatt, un garage, près d’une école, après avoir vécu dans un local poubelle). Nicolas retrouve une chambre d’isolement qu’il a occupée dans un hôpital, et Wifreed visite un logement en prévision de son départ du lieu de vie "Le Marabout". La transition, le voyage, le basculement d’un état à l’autre, sont toujours présents et chacun apprend, s’apprend.


 

Ce quotidien peuplé de petits gestes rituels signifiants ou de chorégraphie du corps, tel le café et les cigarettes de Nicolas, le parcours de Roger pour enfin pousser l’entrée des artistes du Théâtre, atteste d’une lutte permanente, et parfois d’un sacré chemin parcouru comme le sable qui s’échappe des mains de Khadidja. Comment faire quand ça bouillonne dans la tête ? "Ça bouille", dit Roger en se prenant la tête à deux mains et en la secouant, Jean son ami évoque non sans humour "une thérapie manuelle".
Et enfin il y a les mots qui disent. Au détour d’un échange, Nicolas assis à sa table de travail devant ses travaux d’écriture se définit comme un soleil noir - "Le soleil noir c’est moi" - et l’on ne peut s’empêcher de sonder la mélancolie qui l’étreint (2).


 

Comment habiter, s’habiter ? Avec qui ? Roger choisit Kiki son canari jaune en cage et son ami Jean. Les livres sont les compagnons de Nicolas qui s’intéresse à la philosophie et poursuit des études tout en écrivant. Wilfreed, "en caressant sa folie" comme une partie de lui, apporte une autre manière de voir les troubles et de vivre avec. Sa joie communicative, la musique et son humour - au jeu d’échec, il évoque les blancs qui gagnent toujours - en font le petit prince de son lieu de vie communautaire, ce bateau de douze chambres où tout le monde se côtoie. Khadidja s’éloigne de sa culpabilité et tente une échappée au bord de l’eau, trouve des liens auprès de bénévoles d’associations, va chercher des fruits et des légumes au marché.


 

Le documentaire interroge également, au travers de quelques incises, la place des "soignants", qu’ils soient infirmiers ou psychiatres. Quand leur action n’est pas furtive, voire presque inexistante (tel cet infirmier qui passe deux minutes chez Nicolas vérifier la prise de médicament), elle se révèle décalée face à la situation, ainsi les deux intervenantes chez Roger qui lui expliquent de manière moralisatrice et un peu infantilisante qu’il doit faire attention à ne pas recevoir un ami dans son logement eu égard aux mesures juridiques. Roger, face à elles, fait un geste très beau, il leur propose de s’assoir sur le lit à ses côtés. Tout est dit.


 

Si chacun des participants occupe le cadre, les changements, les crises, les ruptures se font en dedans, ailleurs, hors du cadre. Ainsi, derrière la parole, les silences, les gestes, les corps, se dessine un autre espace invisible. Il y a ce qui est évoqué de chaque histoire personnelle, ce qui n’est pas montré, ce qui est tu et que la seule vision du documentaire fait ressentir et comprendre. Les scènes, les plans, le rythme épousent cet imperceptible. Chacun doit passer un cap de vie en quelque sorte, et le regard de la caméra va les y aider. Car, après la connaissance sensible, s’installe peu à peu la reconnaissance que demande Nicolas.


 

En quoi le regard posé sur chacun va les aider à avancer ? Nul doute que cette aventure qu’est le film a permis à Roger, Nicolas, Khadidja et Wilfreed de sortir d’eux-mêmes, de rêver et de partager. Par petites touches, le documentaire invite chaque spectateur à se retrouver au travers de ces trajectoires, à changer son propre regard sur lui-même et donc sur les autres… différents. Un film peut-il changer le regard et rendre le monde commun plus habitable ? Indéniablement, car il émane de Habités comme une force d’amour de l’autre à tout simplement être capable de lui demander : "Quel est ton tourment ?" (3)

Anita Lindskog
Jeune Cinéma en ligne directe


1. Filmographie de Séverine Mathieu.

2. El Desdichado de Gérard de Nerval (1854).
Je suis le ténébreux, le veuf, l’inconsolé,
Le prince d’Aquitaine à la tour abolie
Ma seule étoile est morte, et mon luth constellé
Porte le soleil noir de la Mélancolie.
[...]

3. Cf. Simone Weil & Joë Bousquet, Correspondance 1942. "Quel est donc ton tourment ?", édition établie par Florence de Lussy & Michel Narcy, Paris, Éditions Claire Paulhan, 2019.


Habités. Réal, sc : Séverine Mathieu ; ph : Jean-Christophe Beauvallet ; mont : Laureline Delom & Gilles Volta ; mu : Pascal Comelade (France, 2021, 85 mn). Documentaire.



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