home > Livres & périodiques > Livres > Konchalovsky, Andreï (livre)
Konchalovsky, Andreï (livre)
Conversations avec Michel Ciment (2019)
publié le dimanche 23 octobre 2022

par Lucien Logette
Jeune Cinéma n°395, été 2019

Andreï Konchalovsky, ni dissident, ni partisan, ni courtisan. Conversations avec Michel Ciment, Lyon/Arles, Institut Lumière/Actes Sud, 2019.


 


Il était temps que quelqu’un s’intéresse à un réalisateur de bientôt 82 ans (1), signataire de vingt longs métrages, quatre courts, deux téléfilms, six documentaires – non compris une quinzaine de mises en scène de théâtre et d’opéra. Un des rares à avoir travaillé successivement pour la Mosfilm et pour Hollywood, dirigeant avec la même efficacité des acteurs de catégorie A - Innokenti Smoktounovski, Nastassja Kinski, Julie Andrews, Glenn Close… -, récoltant des prix dans les plus grands festivals (deux Lions d’argent à Venise en 2014 et 2016), sans qu’aucune monographie ait été consacrée à un trajet aussi singulier. Michel Ciment explique, dans sa préface, son intérêt ancien pour Andréï Konchalovsky et comment celui-ci s’inscrit dans la liste des grands cinéastes qu’il a pu approcher et questionner. Même si l’auteur des Nuits blanches du facteur (2014) se situe, pour nous, un degré au-dessous de Billy Wilder, Francesco Rosi ou Joseph Losey, il ne dépare pas dans le tableau de chasse dressé par le directeur de publication de Positif, passé, depuis quarante et plus, maître ès entretiens - ceux avec Elia Kazan, quoi que l’on pense du réalisateur, demeurant un modèle.

Notre première rencontre avec Le Premier Maître, en novembre 1967, fut un éblouissement, qui ne s’est pas démenti lors des trois ou quatre visions qui ont suivi. Un film qui retournait aux sources, qui recréait les difficultés des missionnaires bolcheviks pour soviétiser les terres lointaines, sans manichéisme ni descriptions héroïques, avec une distance critique certaine, c’était là un objet remarquable. D’autant plus qu’il était illuminé par un visage féminin inconnu, celui de Natalia Arinbassarova - on s’entraîna, bien avant l’arrivée des cinéastes thaïlandais, à prononcer son nom sans buter, comme celui du réalisateur, Mikhalkov-Kontchalovsky (le "t" a disparu depuis, alors que le patronyme s’écrit bien en russe avec un "tch" et non un "ch"). Elle, on ne l’a guère revu, sinon dans Un jour paisible à la fin de la guerre (1970) de son ex-beau-frère, Nikita Mikhalkov.
Quant à lui, il nous a fallu attendre Cannes 1979 et Sibériade (1979) pour avoir de ses nouvelles, les quatre films qu’il tourna entre 1965 et 1979 ayant connu divers problèmes de distribution et n’étant pas, sauf erreur, parvenu jusqu’à nos rivages. Un Sibériade qui nous avait laissés songeurs par son caractère "officiel" - une épopée villageoise de trois heures (quatre à l’origine), réalisée avec des moyens qui ne permettaient guère de points de vue critiques - ainsi Staline n’apparaissait que sous forme d’une affiche collée dans une baraque abandonnée, ce qui, pour évoquer soixante années de vie russe puis soviétique, nous semblait un peu léger. Le Premier Maître laissait deviner un esprit non formaté, pas dissident certes - il n’y avait pas de dissidence possible dans un cinéma soumis à autorisation du pouvoir -, mais "ouvert", comme l’étaient, dans les mêmes années, Andreï Tarkovski ou Marlen Khoutsiev. D’où notre réticence d’alors, tout en reconnaissant à ce nouveau chantre de la collectivisation un brio étranger à ses prédécesseurs Mikhaïl Tchiaourelli ou Sergueï Guerassimov. (2)

Andreï Konchalovsky ne répond d’ailleurs pas de façon très développée aux questions de fond que lui pose Michel Ciment à ce sujet, préférant décrire dans le détail des anecdotes de tournage, ou la façon dont le film fut sélectionné à Cannes. Lorsqu’il évoque l’année 1969 et la réalisation de Un nid de gentilhomme, il avoue : "À cette époque de ma vie, je n’avais pas beaucoup de conceptions sur quoi que ce soit." (p. 61) Il n’est pas certain que, dix ans plus tard, il ait beaucoup progressé dans cette voie. De toutes façons, il ne pose pas au théoricien, à la différence de son compagnon d’études Andreï Tarkovski - dont il coscénarisa Andrei Roublev (1969). Il préfère faire confiance à l’instinct : "Pour moi, l’art du cinéma est d’être le plus elliptique possible…") (p. 73), ou à la provocation : "Pour Oncle Vania (1970), j’ai décidé aléatoirement de faire quelques scènes en noir & blanc dans le but de voir ce qu’allaient imaginer les critiques. Ils cherchent toujours une explication artistique." (p. 71). Provocation qui va jusqu’à lui faire proférer des déclarations à l’emporte-pièces : "Je sais que les metteurs en scène américains ne savent pas bien comment travailler avec les comédiens", p. 105, complétée p. 147 : "… c’est souvent parce qu’ils viennent de la publicité".

Le fait de ne pas pratiquer la langue de bois (un kremlinologue nous a d’ailleurs affirmé que le terme n’avait pas de traduction en russe) le conduit à des conclusions surprenantes, du genre : "Lénine était un monstre… Staline avait des côtés sympathiques… les Tchétchènes ne sont pas des terroristes… Jaruzelski était un grand intellectuel…" - toutes considérations qui confirment le sous-titre du livre, "ni partisan, ni courtisan", mais ne laissent pas d’inquiéter quant à la pensée autre qu’artistique du cinéaste.

Pourtant, ses analyses de la mentalité russe (p. 134) ou des évolutions politiques de son frère Nikita Mikhalkov (p. 83) sont d’une intelligence aiguë. Alors, délicat plaisir de désarçonner l’interlocuteur ou le lecteur ?
Entendons-nous : ces quelques paragraphes critiques signifient simplement notre interrogation sur les engagements (ou plutôt les non-engagements) d’AK, manifestement plus hédoniste (3) que politique, ce qui lui a permis de travailler tant dans l’URSS des années 60 et 70 que dans les États-Unis des années 80 et 90, et dans la Russie d’aujourd’hui, en posant sur chaque système un regard sans illusions.
C’est sans doute cette distance et cette capacité d’adaptation qui lui permit de donner son meilleur quelles que soient les conditions de production, Mosfilm, Globan-Globus ou Studio Canal. Car si le personnage peut surprendre parfois, le réalisateur demeure hors pair, qu’il aborde un genre ou l’autre, épopée historique, drame social, action pure ou fable paysanne : Nastassja Kinski n’a jamais été aussi émouvante que dans Maria’s Lovers (1984), Jon Voight aussi remarquable que dans Runaway Train (1985) et Inna Tchourikova côtoie, dans Riaba, ma poule (1994), les sommets atteints dans les films de Gleb Panfilov - et on pourrait continuer l’énumération jusqu’à Nuits blanches d’un facteur.

Et surtout Andreï Konchalovsky est un conteur, prolixe, drôle, auquel les relances de Michel Ciment, jamais débordé, procurent un tremplin : le cinéaste ne s’enferme pas dans l’aveuglement autosatisfait, les anecdotes sur les studios soviétiques ou hollywoodiens se multiplient, le regard sur ses influences (4), ses amis, ses confrères ou ses acteurs est précis - cf. sa description rigolarde, p. 124, de Sylvester Stallone à l’occasion de ce ratage que fut Tango et Cash (1989). Il a dû régner sur ces conversations, enregistrées entre décembre 2016 et octobre 2018, un climat euphorique qui transparaît à leur lecture. On en sort content, comme d’une rencontre inattendue. Avec l’espoir de combler un jour les manques d’une filmographie aussi personnelle et qui, depuis 1965 (5), n’a pas infléchi sa courbe.

Lucien Logette
Jeune Cinéma n°395, été 2019

1. Andreï Kontchalovski est né le 20 août 1937 à Moscou.

2. Marlen Khoutsiev (1925-2019, dont on n’écrira jamais assez que La Porte d’Ilitch (J’ai vingt ans, 1962) est un pur chef-d’œuvre, qu’on aimerait voir enfin édité en DVD, avec Pluie de juillet (1967), autre très grand film. Cf. Jeune Cinéma n°121, septembre 1979.

3. On a renoncé à faire le compte de ses épouses, maîtresses ou simples "affaires" évoquées au fil de ces entretiens. Ce qui ne surprend pas de la part d’un personnage aussi beau, brillant et talentueux.

4. Et ce dès les origines : ainsi, on apprend, p. 29, que le réalisateur qui a le plus compté pour Andreï Konchalovsky et Andreï Tarkovsky, à leurs débuts, était Albert Lamorisse (1922-1970 ce qui réjouira les admirateurs chenus de Crin-Blanc (1953) et du Ballon rouge (1956).

5. Son court métrage initial, L’Enfant et le pigeon (1960) nous demeure inconnu.


Andreï Konchalovsky, ni dissident, ni partisan, ni courtisan. Conversations avec Michel Ciment, Lyon/Arles, Institut Lumière/Actes Sud, 2019, 270 p.



Revue Jeune Cinéma - Mentions Légales et Contacts