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Jacques, Vincent (livre)
Chris Marker, Les médias et le XXe siècle (2018)
publié le dimanche 23 octobre 2022

par Robert Grélier
Jeune Cinéma n°395, été 2019

Vincent Jacques, Chris Marker, Les médias et le XXe siècle. Le revers de l’Histoire contemporaine, Saint-Étienne, éd. Créaphis, 2018.


 


L’important n’est pas d’être vrai, mais d’être juste.
Roman Karmen

Pour Chris Marker, comme pour Arthur Rimbaud, aurons-nous un jour plus de pages et d’essais que l’auteur n’en a écrit ? Depuis le décès de l’écrivain cinéaste, on a publié, à raison de plusieurs livres par an, "l’encyclopédie Marker". Nous n’allons pas nous en plaindre, bien au contraire. Au-delà des ouvrages de compilation, sans recherches spécifiques, il y a des livres qui portent en leur sein une réflexion originale. Les Médias et le XXe siècle entre dans cette dernière catégorie.

En neuf chapitres : Caméra, Faire l’image, Mise en scène, Spectateur, Corps, Regard, Auteur, Ville, Archives, Vincent Jacques ne se contente pas d’analyser chaque film de Chris Marker, mais il décortique son rapport avec l’Histoire, les environnements sociopolitiques et les superstructures. Quitte à opérer de très longs flash-back, l’auteur n’hésite pas à revenir sans cesse sur les films phares. L’écriture n’est jamais linéaire, elle se situerait plus exactement dans la démarche d’un homme montant les marches d’un escalier. Comme avec de la glaise, l’essayiste ajoute une nouvelle couche relationnelle pour mieux développer ses concepts. À la fin de la lecture des 315 pages, le lecteur est assuré de mieux connaître les regards et les signifiants de cette œuvre protéiforme.

Penseur critique, témoin et acteur de l’Histoire, parfois militant, le réalisateur décortique tout ce qu’il voit et entend, en proposant une écriture personnelle transversale sans aucun rapport avec le politiquement correct, quels que soient les modes d’expression utilisés. On l’aura compris, l’illusion de la neutralité de l’image n’existe pas. La restitution d’une réalité n’est jamais le fait d’un mécanisme. "Penser l’Histoire, c’est penser le cinéma tout en méditant sur l’époque" nous dit Vincent Jacques. Nous l’avons déjà écrit antérieurement, depuis la complicité de Chris Marker avec son ami Alain Resnais, la mémoire n’a pas été seulement un thème récurrent ou une ligne rouge, mais elle a eu pour conséquence d’introduire des parcelles d’intimité dans le brassage du collectif.

Celui qui se cachait constamment de ses contemporains se plaisait à semer des petits cailloux pour égarer le chaland. Des facéties sur le modèle d’une réaction en chaîne qui le faisaient sourire. L’un de ses paradoxes qui ne le gênait point, c’est d’avoir, sa vie durant, capté le regard de l’autre, soit par l’appareil photographique, soit par la caméra, tout en refusant la réciprocité, surtout à partir du début des années soixante. Il a même pris des images avec un appareil camouflé dans une paire de lunettes. Comment réagissait-il si quelqu’un tentait de le photographier ou le filmer à son insu ? On se souviens qu’en 1962, au Festival de Leipzig, il s’était mis en colère lorsque dans la rue on avait voulu le prendre en photo. Il n’y a que sur scène qu’il se trouvait piégé…

Fasciné, dès ses premières années, par le très gros plan de l’image fixe d’un visage, il n’a eu de cesse d’en déchiffrer tout ce qui se dissimulait derrière le regard et les rides. Et le flou expérimenté sur le film argentique devient à la fin de sa vie sa raison d’être, en enregistrant les flux interminables des chaînes d’information. "Le flou ne propose rien d’autre que de s’interroger sur ce que l’on voit" affirme Gérard Mordillat. Si l’image nette sécurise, l’écran flou inquiète, mais en même temps un "point de vue fixe et immobile crée un sentiment de malaise chez le spectateur" affirme Jacques Vincent pour mieux démontrer toute l’ambiguïté et la fascination existant au sein des dernières œuvres de Chris Marker.

Germaine Krull (1897-1985), quant à elle, en 1929, considérait, que "une bonne photographie, c’est un bon document". De surcroît, comme si l’incertitude ne suffisait pas, et pour renforcer l’énigme, le bricoleur informaticien va substituer aux images d’archives captées, ses propres modifications électroniques. Le cliché retravaillé évoque chez le spectateur des réminiscences psychologiques, historiques, culturelles, auxquelles il était loin de s’attendre.
Le célèbre criminologue Alphonse Bertillon (1853-1914), créateur de l’anthropométrie, dira : "On ne peut voir que ce l’on observe, et l’on observe que ce qui se trouve déjà dans notre esprit". C’est avec une telle pensée que le capitaine Dreyfus sera accusé d’être l’auteur du fameux bordereau… Le but de Chris Marker sera de ne pas avoir de méthode préconçue pour investir l’objet de ses observations, d’où la recherche constante de la fiction pour étayer ses investigations. De par ses quêtes expérimentales, il a élargi notre vision de l’univers.

Robert Grélier
Jeune Cinéma n°395, été 2019


Vincent Jacques, Chris Marker, Les médias et le Xe siècle. Le revers de l’Histoire contemporaine, Saint-Étienne, éd. Créaphis, coll. Poche, 2018, 315 p.



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