home > Livres & périodiques > Livres > Moussinac, Léon (livre)
Moussinac, Léon (livre)
Journal des 60 ans (2019)
publié le mardi 25 octobre 2022

par Lucien Logette
Jeune Cinéma n°396-397, octobre 2019

Patrick Cazals & Jean-Louis Lods., Léon Moussinac, Journal des 60 ans (19 janvier 1950-19 janvier 1951), Paris, ENSAD éditions, 2019.


 


Léon Moussinac, de nouveau ? On pouvait penser que tout avait été dit dans la somme (1016 pages) publiée en 2014 par l’AFRHC (1), sans oublier l’opuscule de Jean-Paul Morel, paru à la même date (2).
Sauf qu’il s’agit cette fois non d’une approche savante, ni d’une anthologie, mais d’un texte totalement inédit, son journal, tenu quotidiennement, une année durant, entre ses soixantième et soixante et unième anniversaires. La chose est a priori fort intéressante : à cette date, 1950, l’activité critique et théoricienne de Léon Moussinac est à peu près achevée, il n’écrira plus guère que dans Les Lettres françaises, et surtout des articles rétrospectifs sur Louis Delluc, Potemkine ou Les Amis de Spartacus. L’année est importante, politiquement et artistiquement : la guerre s’éloigne, les espoirs nés avec la Libération se sont étiolés, le Parti communiste, auquel il demeure résolument fidèle (même si des inquiétudes se font jour), passe du statut de triomphateur à celui de forteresse assiégée, le cinéma français se reprend lentement (à peine plus de cent titres produits en 1950). Rien de flamboyant. Mais c’est justement ce qui retient : comment ce manque d’enthousiasme général se reflète-t-il dans les commentaires au fil des jours, de celui qui, après avoir dirigé l’Idhec, est alors directeur de l’ENS des Arts décoratifs - et, en parallèle, de l’Institut de Filmologie de la Sorbonne ?

À première lecture, c’est l’impression de fatigue qui prédomine. "Toujours fatigué, je reste dans mon bureau jusqu’à 17 h sans pouvoir travailler." La notation revient souvent dans ce qui est plus un agenda qu’un journal. Léon Moussinac n’est pas un véritable diariste, il n’est ni André Gide ni Paul Léautaud. Il se contente de garder trace, souvent en style abrégé, de ses rendez-vous, de ses lectures, de ses travaux administratifs, de sa santé.
Mais ce qui pourrait n’être qu’énumération se révèle passionnant pour qui est un peu intéressé par la situation de l’époque (3). Louis Aragon, Elsa Triolet, Pablo Picasso, Paul Éluard, Maurice Thorez, apparaissent dans le paysage - sans name-dropping : ils ne sont pas cités pour impressionner un lecteur non-prévu, mais parce que ce sont des voisins de cœur et de lutte. Et quant à ceux que seuls les anciens connaissent encore, André Fougeron, Jean Kanapa, Laurent Casanova ou Auguste Lecœur, parmi cent autres, un très précieux index final rappelle ce que la postérité a négligé.

La fatigue est compréhensible : Léon Moussinac n’est jamais en repos. La direction de l’ENSAD n’est pas un poste honorifique et il tient à pleins bras son organisation. Il continue à suivre l’actualité - curieusement plus celle du théâtre que du cinéma, il n’évoque que Joris Ivens, Georges Rouquier, Louis Daquin, ou Grigori Rochal -, à écrire des chansons (4), à revoir ses anciens ouvrages (une nouvelle adaptation du Père Juillet) (5), à travailler sur son Histoire du théâtre, à visiter des expositions, à militer au sein du PCF (il y était entré en 1924 et y demeurera jusqu’à sa mort en 1964). Dès lors, on conçoit qu’à 60 ans, les baisses d’énergie ne soient pas surprenantes.

Mais plus que la fatigue, c’est le désarroi qui marque les dernières pages de son journal. Auguste Lecœur a pris le pouvoir dans les instances culturelles du Parti et le bond en arrière que sa politique promeut en matière artistique (pour résumer, "vive Fougeron, à bas Picasso") (6) ne peut que marquer Léon Moussinac. Le 18 janvier 1951, dans son avant-dernière note, il constate : "Pour mon 61e anniversaire, j’aurais reçu du PC l’étoile noire du suspect.", ce qui, pour un militant historique de son niveau, n’a rien de réjouissant.

On ne peut cependant s’empêcher de penser qu’il y avait là une sorte de vengeance des faits. Dès son adhésion, son obéissance aux mots d’ordre successifs ne fut jamais prise en défaut, virant même à l’aveuglement. Il suffit de relire ses reportages dans L’Humanité sur l’Ukraine en 1933, où il n’a rien vu de la grande famine, mais, selon les directives, "des femmes aux joues claires et aux robes seyantes et des enfants beaux et nus"). Aveuglement, ou plutôt œillères qui perdurent : considérer en 1950 que "Jdanov dit exactement ce qu’il faut dire pour l’URSS où le socialisme est réalisé, où un homme nouveau existe" (p. 73), se proclamer fidèle au "réalisme socialiste de 1930-32" (p. 107), affirmer que Guernica de Alain Resnais (1950) est de "l’intellectualisme, du dilettantisme aucunement efficace, ce qu’il y a de plus anti-populaire" (p. 73), ou que les Américains sont sous l’emprise de "sous-produits de la psychanalyse diffusée par les Juifs autrichiens" (p. 36), tout cela dénote une rigidité théoricienne tout droit héritée des temps anciens. Il n’y a rien d’étonnant à ce qu’il ait fait partie de ceux qui n’ont pas voulu accepter d’emblée le rapport Khrouchtchev sur les crimes de Staline. C’était là voir s’effondrer trente années de croyance - d’où ses interventions bien moins nombreuses lors de sa dernière décennie : un ressort était cassé.
Un ressort encore bien tendu en 1950, comme on peut le savourer au long de ces 134 pages de journal, accompagné de quelques annexes bienvenues (7).
Quant au film offert en complément, il est remarquable : la trajectoire de Léon Moussinac, avec tous ses aspects (pas seulement politiques), y est retracée avec précision et justesse, grâce à des intervenants bien choisis (Christophe Gauthier, François Albera et al.), et à des documents rarement dévoilés (tout ce qui concerne le 1er CiCi de La Sarraz nous a ravis). L’ouvrage est indispensable pour tout amateur curieux de ces années difficiles.

Lucien Logette
Jeune Cinéma n°396-397, octobre 2019

1. Valérie Vignaux éd, Léon Moussinac, un intellectuel communiste, avec la collaboration de François Albera, préface de Pascal Ory, Paris, AFRHC, 2014, 472 p. ; Valérie Vignaux & François Albera éds, Léon Moussinac, critique et théoricien des arts, anthologie critique, Paris, AFRHC, 2014, 544 p.

2. Jean-Paul Morel, Léon Moussinac à la tête de la "section cinéma" de l’AEAR : écartelé entre le militant et le critique, Paris, éd. Ex Nihilo, 2014, 56 p.

3. Lire en même temps le Journal et les mémoires de Pierre Daix, J’ai cru au matin, qui recouvre en partie la même période, est conseillé : on voit surgir les mêmes noms de responsables communistes et on découvre deux points de vue sur la politique culturelle du Parti.

4. Dont, personne n’est parfait, Fils du peuple, reprenant le titre de "l’autobiographie" (en réalité écrite par Jean Fréville) de Maurice Thorez.

5. Le Père Juillet, tragi-farce en deux parties et un intermède, (co Paul Vaillant-Couturier), Paris, Au Sans Pareil, 1927.

6. Fort intelligemment, Patrick Cazals a placé les notes, non pas en bas de page, mais dans le corps du texte, dans une typographie différente, ce qui permet d’éclairer immédiatement les faits notés par Léon Moussinac. Les commentaires des pages 120 et 132 disent l’essentiel sur la controverse déclenchée par Auguste Lecœur.

7. Dont un poème de Aragon, "Sonnet de la fidélité", qui atteint sans faillir le degré 0 de la poésie de circonstance ("La France et le Parti sont un seul paysage / La France et le Parti sont la même raison…").


Léon Moussinac, Journal des 60 ans (19 janvier 1950-19 janvier 1951), édition critique par Patrick Cazals, avec la collaboration de Jean-Louis Lods, Paris, ENSAD éditions, 2019, 160 p., + DVD : Léon Moussinac, L’héritage de Spartacus de Patrick Cazals (2017).



Revue Jeune Cinéma - Mentions Légales et Contacts