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Truffaut, François (livre)
Chroniques d’Arts-Spectacles (2019)
publié le mardi 25 octobre 2022

par Lucien Logette
Jeune Cinéma n°396-307, octobre 2019

François Truffaut, Chroniques d’Arts-Spectacles (1954-1958), Paris, Gallimard, 2019.


 


À quelques mois près, il s’en est fallu de peu pour que paraissent en même temps les Écrits de André Bazin (2018) et les Chroniques de François Truffaut, réunissant en un monument presque commun le mentor et l’élève. Il aura fallu soixante ans pour que l’on puisse disposer de l’œuvre rassemblée du premier, trente-cinq pour le second. Avec une différence : si tout ce qu’a publié André Bazin est désormais là, sous notre coude, on n’en est pas encore là avec François Truffaut. Bernard Bastide, l’éditeur, le précise d’emblée : ont été éliminés du volume les articles "sur des films jugés mineurs ou dépourvus de visibilité aujourd’hui".

Ce qui pose question : qu’est-ce qu’un film mineur ?
À partir du moment où le critique décidait de consacrer plusieurs heures à écrire sur un film, on peut imaginer qu’il le jugeait important, hic et nunc. Qu’est-ce qui justifie la décision de l’anthologiste ? L’idée qu’a conservée d’un film le lecteur d’aujourd’hui ? Le fait qu’il n’existe pas de DVD accessible ? Quelle importance ? Il ne s’agit pas de vérifier sur pièces si François Truffaut a eu raison ou tort, mais de suivre le mouvement d’une pensée, qui peut être aussi intéressante en s’exerçant sur Johnny Guitare que sur Le Congrès des belles-mères. Une œuvre critique est un tout, avec ses sommets, ses plaines et ses tunnels, ses étincelles et ses pannes. C’est ce qui lui donne sa dimension juste. S’il l’on ne se contente que du dessus du panier, la perspective est faussée. On aimerait connaître les titres rejetés : sont-ils plus mineurs que La Tour de Nesle de Abel Gance (1955), Mam’zelle Nitouche, celui de Yves Allégret (1931) ou Les trois font la paire de Sacha Guitry & Clément Duhour (1957), tous conservés ?

De toutes façons, tout ce qui touche à François Truffaut, critiques, films, correspondances, fait aujourd’hui partie de la légende, soigneusement enveloppée d’une bulle de respect. "C’est oracle, ce que je dis", comme écrivait le poète. Chefs-d’œuvre - Tirez sur le pianiste (1960), La Chambre verte (1978) - ou ratages - La Sirène du Mississippi (1969), Une belle fille comme moi (1972) -, pamphlets bien sentis ou textes de circonstance, tout est accepté sur le même pied, car portant la griffe "auteur". Nul doute que ces 435 pages - 180 articles sur les cinq cents publiés dans Arts - vont devenir vérité révélée pour les jeunes aficionados du cinéaste, ceux qui n’ont pas suivi les évolutions de son œuvre depuis les origines.

Non que cette anthologie ne soit passionnante. Au contraire. On y voit s’y forger, au fil des jours, une critique armée : François Truffaut ne s’était pas, comme André Bazin, frotté à l’Université, et ne disposait pas des mêmes outils théoriques. Une fois formé par celui-ci et mis sur les rails, il a découvert la critique en la pratiquant, à chaud : il suffit de lire ses articles sur La guerra de Dios de Rafael Gil (1953), écrit en février 1954, et sur La Grande Illusion de Jean Renoir (1937) écrit en octobre 1958, pour constater le saut effectué en quatre ans et demi (1). L’avantage d’une critique de journaliste, sans recul temporel, c’est la spontanéité, le ressenti et sa livraison immédiate - l’ouvrage est traversé par cette fraîcheur. Son revers, c’est le danger de cette immédiateté et les erreurs d’appréciation qu’elle porte à commettre - l’ouvrage en contient bon nombre.

François Truffaut ne fait que rarement dans la demi-mesure : lorsqu’il aime un film ou un réalisateur, il va le(s) promouvoir inlassablement. Dans le cas contraire, sa détestation n’aura pas de bornes. Entre le pinacle et le jeu de massacre, peu d’espace. Il faut reconnaître que son admiration - pour Max Ophuls, Jean Renoir ou Jacques Becker - est souvent justifiée, même si elle le conduit parfois à en faire trop : Lola Montès, oui, Elena et les hommes, bof. Proclamer (p. 366) : "Je ne juge pas des films mais des cinéastes. Je n’aimerai jamais un film de Jean Delannoy, j’aimerai toujours un film de Jean Renoir", c’est brandir un a priori en guise de drapeau critique, qui mène à considérer Le Garçon sauvage nul, car signé par le premier et Le Déjeuner sur l’herbe génial, car tourné par le second. Par bonheur, la postérité s’est chargée de mettre les choses en (meilleure) place.

Cette position, on n’ose pas écrire cet aveuglement, le conduit à voir (p. 190) dans l’éléphantesque Si Paris nous était conté, "une férocité allègre, une santé impertinente, une maîtrise dans la technique du récit…", appréciation qui risque d’étonner les spectateurs actuels, s’il y en a, du film de Sacha Guitry. Tout comme affirmer (p. 392) que Le Mot de Cambronne (Sacha Guitry, toujours) est "remarquable d’invention", bien plus que "ces navets que furent Carnet de bal (), Gueule d’amour () et Pension Mimosas ()", qui ont la malchance d’être dus à Julien Duvivier, Jean Grémillon (dont " L’Amour d’une femme est sans style et sans classe", p. 65) et Jacques Feyder.
Quant à André Cayatte, il représente, encore plus que Claude Autant-Lara ou Yves Allégret, l’homme à abattre. La critique, la démolition plutôt, du Dossier noir est un échantillon archétypal de mauvaise foi, qui vaudrait d’être reproduit in extenso : " Le Dossier noir est un mauvais film, et plus mauvais que les mauvais, plus mauvais que Napoléon, Oasis et Le Pain vivant" (p.134)
Pourquoi pas ? Encore faudrait-il étayer ce verdict par des arguments moins pâteux que les huit commandements qui concluent son article - et dont on pourrait reprendre certains pour les appliquer à quelques-uns de ses futurs films.
Pour les cinéastes américains qui n’ont pas la carte, c’est-à-dire tous ceux qui ne sont pas Alfred Hitchcock, Fritz Lang, Howard Hawks (et même Joshua Logan, "un pur metteur en scène", p. 271…), la propension à les caricaturer est du même ordre. "La Nuit du chasseur titube du trottoir nordique au trottoir allemand, s’accroche au bec de gaz expressionniste et ne parvient pas à traverser dans les clous plantés par Griffith. " (p.225) John Ford, "sénile et rabâcheur, ne sait pas filmer le temps qui passe […] et symbolise une époque de Hollywood, celle ou la bonne santé l’emportait sur l’intelligence, la roublardise sur la sincérité." (p.245) Billy Wilder n’est que "un vieux chansonnier grivois, dépassé par les événements" (p. 344) Quant à John Huston, le seul article que François Truffaut lui consacre, p. 285, s’intitule : "John Huston ne sera-t-il toujours qu’un amateur ?" Et pour saluer le film de Francesco Rosi, Le Défi  : "On espérait un élève de Visconti, c’est un nouveau Lattuada qui arrive." (p.473).
Fermez le ban.

Par bonheur, l’anthologie ne se réduit pas à ces exécutions, par ailleurs d’une lecture réjouissante. François Truffaut écrit rapidement, sa ferveur ni son mépris n’ont le temps de se figer, on le voit dans ses papiers sur des festivals, Cannes ou Venise, où il rend compte avec justesse de ses découvertes. Et ses exercices d’admiration, s’ils sont parfois répétitifs - difficile de revenir plusieurs fois sur un film sans redites -, manifestent une belle sincérité. Ce n’est pas un grand styliste, même ses articles tant cités - "Une certaine tendance du cinéma français" est devenu un poncif -, n’ont que peu à voir avec les textes de Pierre Kast, publiés aux mêmes dates dans Les Cahiers ou ceux de Roger Tailleur et de Robert Benayoun dans Positif, et qui tiennent la distance de façon bien plus remarquable.
François Truffaut était trop pressé de parvenir à faire ce qu’il voulait faire dès l’origine : des films. Mission accomplie. Ce pavé, s’il ne comble pas les amateurs de complétude, est une pièce importante, à joindre aux anthologies déjà éditées, Les Films de ma vie et Le Plaisir des yeux.

Lucien Logette
Jeune Cinéma n°396-307, octobre 2019

P.S. : Bernard Bastide conclut son introduction (tout à fait pertinente), "La critique selon Truffaut : directe et sans concession", par une citation de F.T. qui, selon lui, aurait fait florès ensuite : "Le travail de metteur en scène consiste à faire faire de jolies choses à de jolies femmes." Bel exemple d’appropriation, si François Truffaut l’a vraiment écrit, puisque cette définition (un peu modifiée) est signée, comme chacun sait, Jean George Auriol. On ne vole que les riches.

1. Remarque qui ne vaut pas pour ses textes de Cahiers du cinéma, plus longuement composés.


François Truffaut, Chroniques d’Arts-Spectacles (1954-1958), textes réunis et présentés par Bernard Bastide, Paris, Gallimard, 2019, 530 p.



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