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Herpe, Noël (livre)
Souvenirs / Écran, Voyages en France (2019)
publié le mardi 25 octobre 2022

par Lucien Logette
Jeune Cinéma n°396-397, octobre 2019

Noël Herpe, Souvenirs / Écran, Voyages en France 2017-2018, Paris, Bartillat, 2019, 240 p.


 


Un bémol, dès l’abord : que le titre de l’ouvrage reprenne, à une lettre près, celui des souvenirs de Anatole Dauman, recueillis par Jacques Gerber et publiés par le Centre Pompidou (1). C’était certes en 1989, mais il n’y a pas prescription et l’homonymie est un élément perturbant pour les faiseurs d’index, qui n’aiment pas que plusieurs œuvres, films ou livres, affichent le même intitulé pour un contenu différent.

Mais ce bémol est vite oublié lorsque l’on plonge au cœur des aventures hexagonales de l’auteur. Non qu’elles soient échevelées, au contraire - c’est l’antithèse du premier vers de "Anabase", "Ah, que de souffles aux provinces" (2) : les voyages culturels en terres de mission de Noël Herpe évoquent plutôt "La Ralentie", Henri Michaux triomphant de Saint-John Perse. On a l’impression d’un déplacement presque immobile dans un univers quasi semblable, de Saint-Georges-de-Didonne à Nantes, première et ultime étapes du périple. Cette dernière est la seule capitale régionale de l’odyssée : les haltes se font parfois dans des villes respectables, Dijon, Clermont-Ferrand, Limoges, mais le plus souvent dans des agglomérations moyennes, Amiens, Vienne, Aix-en-Provence, ou carrément inconnues - Civray, Melle ou Cotignac, aussi insituables sur notre carte de géographie mentale que Brigadoon ou Bacurau (3).

Gares, ciné-clubs, salles d’Art & Essai, hôtels, brasseries ou troquets, tous les éléments qui forment les paysages que traverse le narrateur semblent gris, dans ce noir & blanc des films français des années 40 et 50 qui sont le terrain d’élection de l’auteur - spécialiste reconnu de René Clair, de Henri-Georges Clouzot et de André Cayatte, mais aussi du cinéma moyen de ce temps. Les décors et les personnages qu’il rencontre, directeur de salles, animateurs culturels, spectateurs même, pourraient figurer, avec quelques corrections d’époque dans des films de Louis Daquin ou de Jean-Paul Le Chanois. Et sa description de Niort est faite avec les yeux de Henri-Georges Clouzot, natif de l’endroit : c’est la ville même du Corbeau (1943). On comprend que certains Niortais, après la récente hargne de Michel Houellebecq, ait également manifesté de la mauvaise humeur en lisant Souvenirs / Écran.

On sait le motif de cette année de découverte de la France hors des circuits : en tant que commissaire de l’exposition Henri-Georges Clouzot montée par la Cinémathèque française, il a été demandé à Noël Herpe d’accompagner la projection de titres du cinéaste dans une quarantaine de villes associées au projet. Pas seulement les chefs-d’œuvre certifiés, mais les films moins bien accueillis, Miquette et sa mère, Les Espions ou La Prisonnière, tous aussi pertinents pour l’exploration du continent Clouzot. Le commissaire-historien-professeur-cinéaste va donc parcourir le territoire, non pas selon un itinéraire rationnel, une ville après sa voisine, mais, selon les dates du programme, de façon aléatoire, Dole après Garges-les-Gonesse, Blois après Vannes, dans une sorte d’équivalence du héros de La Passion de Sébastien N. de Maurice Pons (1968), décidant de relier en voiture tous les chefs-lieux des départements français dans l’ordre, entre le 01 et le 90.

L’équipée herpienne est plus calme, entrecoupée de pauses parisiennes sans doute bienvenues, le travail de VRP en cinéma ancien n’étant pas une sinécure. Car l’accueil n’est pas toujours à la hauteur attendue - sans compter les difficultés d’accès (pour rejoindre Digoin, prendre un car au Creusot, puis une voiture après Montchanin) : hôtels endormis, restaurants fermés à 21 h, public souvent squelettique.
Car c’est rarement une foule qui se presse devant L’assassin habite au 21 (1942) ou Le Mystère Picasso (1956). Et les spectateurs blanchis sont plus nombreux que les étudiants. Une constante cependant : l’enthousiasme des animateurs locaux, bénévoles de ciné-club, projectionnistes bons à tout, exploitants cinéphiles (le genre existe), qui, tous se mettent en quatre pour répondre aux désirs du présentateur. Un présentateur rarement content et pas commode à satisfaire, pour qui le champagne est indispensable après 19 heures, le thé nécessaire à toute heure du jour, ou qui rêve de plats en sauce à la place des sushis ou des kebabs proposés. Un râleur patenté - on ne s’étonne pas de le voir citer Paul Léautaud.

Avouons que le long métrage (en réalité, trois courts sur le même registre) qu’il a réalisé en 2017, Fantasmes et fantômes, ne nous avait pas convaincus, à la différence de C’est l’homme, son court métrage de 2009, sans fantôme, mais avec fantasme assez brillamment assumé.
En revanche, son écriture, qu’on a eu l’occasion de goûter maintes fois depuis une quinzaine d’années, sur Sacha Guitry, sur Éric Rohmer et sur lui-même, est plaisante, souvent drôle (la prise de bec avec l’hôtelier de Forcalquier) et habile dans sa manière de compléter la description par l’analyse. Ce qui lui permet de traverser des ambiances négatives et d’en rendre compte avec une délectation certaine.
Mais le bilan est inquiétant : une fois les amateurs chenus disparus, combien ces poches de résistance cinéphile, loin des villes bien équipées pour la consommation culturelle, vont-elle durer ? Quel panorama découvrira, dans dix ans, un semblable voyageur dans les mêmes villes ? On n’ose imaginer la réponse.

Lucien Logette
Jeune Cinéma n°396-397, octobre 2019

1. Jacques Gerber, Anatole Dauman / Souvenir-Écran, Paris, Centre Georges Pompidou, 1989.

2. Anabase recueil de poèmes de Saint-John Perse, publié en janvier 1924 dans La Nouvelle Revue française.
La Ralentie de Henri Michaux (1937).

3. Deux villages imaginaires : Brigadoon de Vincente Minnelli (1954) ; Bacurau de Kleber Mendonça Filho & Juliano Dornelles (2019).


Noël Herpe, Souvenirs / Écran, Voyages en France 2017-2018, Paris, Bartillat, 2019, 240 p.



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