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Requiem (1998)
de Alain Tanner
publié le vendredi 30 septembre 2022

par Andrée Tournès
Jeune Cinéma n°250, juillet 1998

Sélection de la Quinzaine des réalisateurs au Festival de Cannes 1998

Sortie le mercredi 13 juin 1998


 


Qui n’a rêvé d’un dialogue des morts, où on retrouverait un écrivain aimé, surtout s’il est solitaire, triste, menacé ? Dans un monde intermédiaire où les mots seraient légers et engageraient moins. Les images de Alain Tanner, ces angles de murs, ces bancs de jardins, le kiosque à journaux, où se nichent quelques figures portugaises, ont ce caractère absolument concret, mais léger, suspendu entre songe et réminiscence. Elles jalonnent la marche d’un personnage qui revient, vers son propre passé, vers deux figures - il les appelle des "esprits" - qui l’ont convoqué et qu’il rencontre à force de patience et d’imagination. Les fantômes reviennent à minuit et hantent certains lieux. Requiem est d’abord un parcours avec stations et quelques mouvements (taxi, tramway, train).


 


 

À chaque étape, des intercesseurs : un jeune d’aujourd’hui, gentil, quémande cinq mille cruzeiros pour sa dose de coke, et vérifie si le billet donné abrite encore la figure de Fernando Pessoa. Le vendeur de billets de loterie, sur le banc, cinquante ans bien fatigués, courtois et ironique. Le visiteur l’a déjà vu, entendu ? En fait, il est, ou ressemble à une figure du Livre de l’intranquillité (1). Un Portugal en voie de disparition, une grande famille à multiples lignées, les De Souza dont il n’est plus qu’un petit rameau sec. Il est parlé de croyances, pas celles qui s’appliquent aux dieux mais aux âmes (les anges de Walter Benjamin).
Un autre intercesseur, c’est le soleil au plus fort de son pouvoir, le mois d’août, à midi, le dimanche, son jour. Il a vidé la ville, trempé la chemise du visiteur : histoire de tracer un chemin vers le seul endroit où se vend quelque chose à Lisbonne, celui des Gitans, et la Gitane, qui sait, prophétise une journée dure et riche.


 


 


 

Elle indique aussi le lieu du premier rendez-vous, le cimetière où est enterré Pierre, l’ami de jeunesse. Quand il surgit tout habillé, affamé et assoiffé, c’est dans un petit restaurant. C’est lui qui pourrait dire si l’amie morte a été tuée ou s’est tuée. Pierre est un traître à l’amitié. Il ne répond pas aux questions mais essaiera de ramener la disparue.


 


 

Dans une scène très belle auprès de la maison, une femme du peuple est bien étonnée de voir un monsieur écouter une prédiction comme le font les gens simples. Elle est une femme d’aujourd’hui, déjà proche de la vieillesse, et on lui a prédit le retour de son mari parti pour la Guinée. Elle offre l’accès à la maison, à la fenêtre sur l’océan gris, aux gravats des planchers, au lit où s’étendre pour prendre congé. C’est dans le vieux club fermé depuis longtemps, avec son gardien préposé au passé, que viendra la femme. Il aura fallu dévaler un immense escalier et ses dix paliers, un geste retrouvé sur un billard à l’ancienne, un pari et un porto cinquantenaire. Quand elle surgit, sur la piste de danse, c’est la merveille de "l’encore une fois, une seule fois".


 


 

On croit le parcours achevé, Alain Tanner suit de dos la silhouette vive et mince de son personnage devenu Antonio Tabucchi. Celui-ci demande à prendre congé d’une fascination vécue depuis 15 ans, et Fernando Pessoa apparaît quand on l’avait oublié, modeste, tranquille. Il parle de Lisbonne jamais quittée, des voyages rêvés à la gare quand il allait deviner sur les visages des voyageurs revenus, les traces de Paris. D’une Lisbonne, où le "saudadismo" n’est plus de mode.


 


 

Walter Benjamin regardant Bertolt Brecht dans une de ses maisons d’exil, mettre bûche après bûche dans sa cheminée, a soudain l’intuition qu’une œuvre romanesque se construit ainsi, couche après couche, laissant air et vent attiser le feu. Les couches de Requiem sont celles du temps, des pays, de Alain Tanner faisant jouer Antonio Tabucchi par son acteur, et Fernando Pessoa par Antonio Tabucchi, tout un réseau de correspondances et d’interstices où chacun peut se faufiler.

Andrée Tournès
Jeune Cinéma n° 250 [juillet 1998]

1. Fernando Pessoa, Livro do Desassossego composto por Bernardo Soares, ajudante de guarda-livros na cidade de Lisboa, Lisbonne, Ática, 1982. Le Livre de l’intranquillité adaptation par Antonio Tabucchi, traduction de Françoise Laye, 1988, Paris, Christian Bourgois, 1988.


Requiem. Réal : Alain Tanner ; sc. : A. T. & Bernard Comment d’après Antonio Tabucchi ; ph. : Hugues Ryffel ; mont : Monica Goux ; mu : Michel Wintsch. Int : Francis Frappat, André Marcon, Alexandre Zloto, Myriam Szabo, Lia Gama, João Maria Pinto, Cécile Tanner, Zita Duarte (France-Suisse, 1998, 100 mn).



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