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Heureux les fêlés (2022)
de Robert Coudray
publié le mercredi 9 novembre 2022

par Francis Guermann
Jeune Cinéma en ligne directe

Sortie le mercredi 9 novembre 2022


 


Le cinéma en circuit court, cela existe, c’est ce que pratique avec bonheur Robert Coudray, à partir de sa Bretagne natale et son village de Lisio, dans le Morbihan. Son premier film, Je ne demande pas la Lune (2013), autofinancé et réalisé dans des conditions d’amateur, a dépassé tout de même 40 000 entrées et 9 000 DVD vendus, essaimant à partir du village qui l’a vu naître. C’est que le bonhomme n’est pas ordinaire : ce sexagénaire se définit comme "poète ferrailleur" et a ouvert chez lui une sorte de parc où il présente ses sculptures faites de bric et de broc, de recyclage, d’objets volants, de maisons tordues, de sculptures poétiques. Et ce parc attire chaque année près de 60 000 personnes.


 


 


 

Mais son obsession première, depuis l’âge de 16 ans, c’est le cinéma. Son obstination, son inconscience sans doute, et sa capacité à mobiliser autour de lui ont fait qu’il réussit, mais toujours difficilement, à concrétiser ses rêves de réalisateur. Son second film est donc Heureux les fêlés, titre aussi évocateur que le premier de sa position marginale dans l’industrie du cinéma, face au financement d’un film distribué en salles.


 


 

Le film met en scène Alex, producteur de cidre breton, qui rencontre et tombe amoureux d’Eva, une journaliste venue faire un reportage sur sa cidrerie. Celle-ci va l’inciter à renouer avec son rêve de faire du cinéma et le décider à se lancer dans la réalisation du film qu’il porte en lui depuis de nombreuses années. Eva dessine, imagine des décors à ce rêve. Ils forment une petite équipe composée de compagnons de rencontre et d’infortune (un artiste circassien solitaire, un vagabond recueilli sur la route, un migrant sans-papier recherché par la police).


 


 

Ils se lancent, improvisent, ratent plus que ne réussissent, cherchent sans succès des financements, mobilisent leurs amis et connaissances, construisent de leurs mains tout un univers poétique, se séparent, se retrouvent… et finissent par réaliser leur film, non sans drames (le cancer d’Eva, la fuite de Kamel le migrant).
Belle histoire d’amour et d’amitié, de persévérance et de croyance en l’humanité, ce film est aussi d’une tenue technique plus qu’honorable étant donné le peu de moyens que Robert Coudray a pu mobiliser. Il est aussi habile dans sa conception. C’est un film dans le film, un exercice à tiroir - Robert Coudray réalise son rêve de cinéma en filmant son alter ego (plus jeune) qui réalise lui aussi son rêve de cinéma. Ce jeu de miroirs nous touche car on reste proche de la vie elle-même, sans affèterie. Les maladresses de scénario, de direction d’acteurs, de montage, la musique un peu mièvre, ne sont pas des défauts rédhibitoires : ce sont des signatures, aux côtés d’immenses qualités humaines et de sincérité.


 


 

La cohérence tient là, dans ce boitillement qui donne à ce film foisonnant, vraiment atypique, un intérêt presque unique, une qualité subversive, en tout cas un questionnement sur ce que pourrait bien être encore le cinéma, ou le redevenir, dans un retour aux sources, au cinématographe, à l’art forain, à ce rêve populaire où la fraîcheur, les yeux émerveillés, permettent d’être à la fois devant et à l’intérieur du spectacle. Et cela malgré tout, les drames de la vie, le sentiment d’impuissance, les failles sociales, une économie écrasante, les cloisonnements croissants de la société.


 


 

On comprend alors que les circuits courts - du producteur au consommateur - peuvent aussi s’appliquer à la culture et, alors que cela semblait si improbable, créer une sorte de néo-cinéma aux préoccupations locales, justes et durables, créateur de lien social et de solidarité. Espérons que les programmateurs courageux et qui ont gardé un grain de folie oseront le proposer à leur public. Et sans doute le bouche à oreille, un fois de plus, fera le succès de ce film bien sympathique.

Francis Guermann
Jeune Cinéma en ligne directe


Heureux les fêlés. Réal, sc, mont : Robert Coudray ; ph : Gaëtan Boudoulec ; mu : Michel Laporte ; cost : Anne Carteau. Int : Laurent Voiturin, Myriam Ingrao, Christophe Hamon, Henri-Pierre Thouzeau, Jean Kergrist, Arnaud Droubli Gobelo (France, 2022, 96 mn).



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