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Souffle au cœur (le) (1970)
de Louis Malle
publié le mercredi 9 novembre 2022

par Jean Delmas
Jeune Cinéma n°55, mai 1971

Sélection officielle en compétition du Festival de Cannes 1971

Sorties les mercredis 28 avril 1971 et 9 novembre 2022


 


Chaque film de Louis Malle est une nouvelle aventure. Précisément cette discontinuité des films est la continuité de leur auteur : curiosité permanente, refus de se fixer, ironie sur soi-même - tout ce que nous aimons dans ses films et dans lui-même. Si on cherchait bien, on trouverait sans doute d’autres fils conducteurs. Ainsi, en Laurent, ce garçon de 15 ans qui est le personnage central du Souffle au cœur, il doit y avoir quelque chose de ce qui avait attiré Louis Malle vers Zazie (1). Il est vrai que Laurent n’est pas comme Zazie un être de pur instinct, mais un garçon en pleine crise, très mûr, surmûri même. La dissonance, sûrement voulue, entre la maturité de l’esprit, le tranchant du caractère et la fragilité du corps, l’air d’enfance, contribue pour beaucoup à nous attacher à un personnage magnifiquement interprété (ou vécu) par le jeune Benoît Ferreux. Mais il y a en lui, dans le regard porté sur le monde des adultes, et plus encore quand il paraît jouer le jeu que quand il se révolte, une intransigeance, une liberté, une pureté qui était aussi celle de Zazie.


 

Beaucoup plus, en voyant Le Souffle au cœur, on songe aux Amants. Ici comme là, une image sans concession de cette grande bourgeoisie dont Louis Malle sait parler parce qu’il y a vécu, parce qu’il s’en est séparé. Il y a le mari, ponte de la médecine dijonnaise, confit dans sa respectabilité, qui est fermé à tout ce qui n’est pas lui-même et et sa famille. Il y a les relations de convenance et les conversations sottes, dont celles sur la politique, situant le film pendant "notre" guerre d’Indochine. Il y a les deux frères de Laurent, grands dadais pas spécialement antipathiques, mais dont l’émancipation, pour l’instant, aboutit seulement à la vulgarité d’une jeunesse dorée qui s’encanaille.


 


 


 

Il y a enfin le collège des Jésuites - et, là aussi, Louis Malle sait de quoi il parle -, avec le Père confesseur, qui, pour son compte, aurait bien des choses à confesser.


 


 

Ce monde établi, exempt d’inquiétude, sûr et satisfait de soi, était aussi celui de la première partie des Amants. Que, dans Le Souffle au cœur, les personnages (en particulier le père et le Père) soient délibérément caricaturés implique non pas plus d’âpreté mais plus de détachement : "Maintenant, dit Louis Malle, je peux en parler gaiement"... Dans la mesure où ce film se place devant "l’étrange folklore du monde bourgeois", où il es, non pas une autobiographie, mais "une autobiographie imaginaire", une "autobiographie collective", de l’homme qui s’est arraché à ce folklore, "il faut se sentir loin, très loin, pour avoir envie de se retourner", ajoute-t-il. Comme dans Les Amants, aussi la femme, même comblée par la fortune, est "une victime de l’ordre établi".


 


 


 

Ici, Italienne, et sous les traits de Léa Massari, Clara, mal acceptée par la roide société bourgeoise provinciale, tranchant avec elle par le naturel italien conservé, étrangère même à ce qu’on appelle pudeur, le sait et le dit gaiement. La même contradiction entre le mari et, même si on le voit à peine, l’amant - en quelque sorte complémentaires dans l’ordre établi - se trouve résolu par une troisième forme de l’amour : non conventionnelle, non établie ou tolérée, non consacrée à la durée.


 

Mais Le Souffle au cœur va beaucoup plus loin. Ce qui est en cause ici s’appelle inceste. Sur la Carte du Tendre qui servait de fond au générique des Amants, l’inceste n’a pas de place, sauf peut-être parmi les terrae incognitae. Il continue aujourd’hui à ne pas avoir de place, mais le film n’est pas un rabâchage de plus sur le complexe d’Œdipe : Œdipe ne savait pas, les clients du psychanalyste ne savent pas. Laurent, lui, sait et reconnaît cet amour pour sa mère. Cet amour se développe et se révèle à lui, plus qu’à elle, à Dijon déjà, mais surtout quand un souffle au cœur le conduit dans une petite station thermale, où sa mère l’accompagne et, où, séparé du reste de la famille et de des diversions habituelles, il se trouve plus proche d’elle qu’il ne l’a jamais été.


 


 

Ici dans l’analyse de ce monde clos, le "folklore de la bourgeoisie" se trouve comme saisi au microscope dans un bouillon de culture : qu’il s’agisse des vieux curistes que Laurent provoque avec une insolence digne de Zazie, ou de ce jeune Hubert, relation forcée par des circonstances conventionnelles, auquel il dit : "Même pour un fasciste, ce n’est pas permis d’être si bête".
Ici surtout, chaque épisode concourt à la progression de cet amour avec une étonnante justesse : les rencontres de Laurent avec les filles de son âge, Hélène et Daphné, soit comme évasion, soit plutôt comme provocation à l’amour pour la mère, et, de l’autre côté, la visite de l’amant de Clara qui interrompt et exaspère pendant deux jours cet amour.


 


 

Tout est dit brièvement, comme Louis Malle sait dire. Mais rarement dans un film on a le sentiment aussi fort que tout est nécessaire. Rarement aussi le dosage de l’ironie et de la gravité a été aussi risqué et aussi parfait. Et quand le film atteint le moment où Laurent fait l’amour avec sa mère, c’est une maîtrise souveraine qui permet au réalisateur de surmonter le plus grand risque de son film. Cela aussi paraît nécessaire. Il y a certes l’étourdissement d’un soir de 14 Juillet. Mais avant tout, dans un monde médiocre de conventions et de faux-semblants, il y a l’authenticité de deux êtres qui vont jusqu’au bout d’eux-mêmes. Le plus beau pourtant est ce qui suit, ce que Clara alors dit à son fils : "Je ne veux pas que tu sois malheureux, que tu aies honte, ni même que tu regrettes ce qui s’est passé. Si tu veux, nous nous en souviendrons comme d’un moment unique, très beau, très grave, qui ne se reproduira plus".


 

Un peu plus tard, Laurent retrouve le cercle de famille : il vient de faire l’amour avec la jeune Daphné, il est obligé à un départ précipité, il tient encore à la main ses chaussures. Un grand rire explose qui a peut-être le même son, mais sûrement pas le même sens pour les uns et pour les autres : pour le père et les deux frères, pour Clara et Laurent.


 


 

Ainsi ce film qui part d’un thème rebattu de tragédie, qui d’ailleurs dans le projet initial finissait par un suicide, est le moins désespéré parmi tous ceux de Louis Malle, peut être le seul qui ne le soit pas. Il a dit lui-même à propos de cette fin : "Pour la première fois, il y a dans un de mes films quelque chose qui m’échappe". Comme si, pour lui aussi, d’une autre manière, ce film avait été une catharsis (2).

Jean Delmas
Jeune Cinéma n°55 mai 1971

1. "Zazie dans le métro", Jeune Cinéma n°305, octobre 2006.

2. Le film a été interdit aux moins de 18 ans. Les censeurs l’ont justifié, à la seule lecture du scénario, par l’accusation de "pornographie", et non par l’interdiction de parler de l’inceste dans une société qui le voue à l’enfer.


Le Souffle au cœur. Réal, sc : Louis Malle ; ph : Ricardo Aronovich ; mont : Suzanne Baron ; mu : Sidney Bechet et Charlie Parker. Int : Benoît Ferreux, Lea Massari, Daniel Gélin, Michael Lonsdale, Fabien Ferreux, Marc Winocourt, Ave Ninchi, Gila von Weitershausen, Jacqueline Chauvaud, Corinne Kersten, Micheline Bona, Henri Poirier, Liliane Sorval, Jacques Sereys (France-Italie-Allemagne, 1970, 109 mn).



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