Venise 1968
publié le vendredi 25 novembre 2022

Venise voix off
par Jean Delmas
Jeune Cinéma n°33, octobre 1968


 


Le film de Alexander Kluge, primé à Venise cette année, s’intitule Les artistes sous les chapiteaux... perplexes (1). Nous voudrions retracer ici l’itinéraire vénitien du critique français, perplexe en arrivant à Venise le 25 août 1968, et qui ne l’était plus en partant. Ce critique français jugeait la Mostra vénitienne comme le meilleur (ou le moins mauvais) des grands festivals de cinéma, il en avait rendu compte avec sympathie pendant trois ans - et même au temps où certains de ses confrères, cette année grands défenseurs du festival, entraient en transes chauvines parce que le jury avait primé La Bataille d’Alger (2). Il y était très sincèrement attaché.


 

Mais les cinéastes italiens avaient décidé d’engager à Venise une bataille, non seulement pour bousculer les vieux règlements de leur festival, qui dataient du fascisme, mais aussi pour alerter l’opinion sur les structures mercantiles qui étranglent leur cinéma. C’était la même bataille que les cinéastes français avaient livrée à Cannes en mai 1968. Le critique perplexe ne se croyait pas autorisé à mépriser, du haut des cimes de Mai, le mouvement de contestation italien qui avait précédé le nôtre et qui, même moins éclatant, fut souvent plus sérieusement appliqué à son objet. Avant de partir pour Venise, il avait donc cherché, jour après jour, à s’informer dans la presse italienne. Les textes qui se succédaient pour motiver le boycottage, pour ébaucher les structures de remplacement, appelaient la réflexion, mais pas encore la conviction. Dans ces cas là, quand on prévoit qu’il faudra faire un choix, on regarde avec qui, d’un côté ou de l’autre, ce choix risque de vous placer.

Du côté de la contestation, d’abord l’ANAC. Elle était la seule association de cinéastes, il y a un an. Vers cette époque les plus modérés firent scission et fondèrent une nouvelle association autour de Roberto Rossellini. Mais à part lui et Federico Fellini (demeuré sur la réserve), presque tous les cinéastes italiens que nous connaissons en France paraissent être restés à l’ANAC. Ceux qui appelaient pour le boycott de Venise, avec quelquefois des opinions différentes quant aux formes d’action, c’étaient Marco Bellochio, Marco Ferreri, Ugo Gregoretti, Francesco Maselli, Pier Paolo Pasolini, Valentino Orsini, Cesare Zavattini et Michelangelo Antonioni qui, d’Amérique, télégraphiait sa solidarité.


 

Derrière eux, presque toutes les grandes revues de cinéma italiennes : Cinema nuovo, Filmcritica, Cinema 60 ; les fédérations de ciné-clubs : la Fédération italienne des ciné-clubs, celle - très active - des centres universitaires cinématographiques ; les élèves du Centre expérimental (l’école italienne de cinéma). Quatre sur six des experts qui assistaient ou étaient censés assister Luigi Chiarini pour la sélection démissionnaient, dont Giorgio Tinazzi, Tullio Kezich, G.B. Cavallaro, le premier avant l’ouverture du festival, les deux autres le 28 août 1968, quand la direction du festival eut repoussé leur ultime tentative de conciliation. Tout ce qui comptait dans le cinéma italien - cinéastes et critiques - paraissait du côté de la contestation de Venise. Au-delà du cinéma, les associations d’étudiants et les trois partis ouvriers (PSU correspondant à notre SFIO, PSIUP correspondant à notre PSU, et Parti communiste) formaient jusqu’à la fin, malgré les risques électoraux incontestables dans les circonscriptions vénitiennes, un bloc, que même en Mai nous aurions pu envier aux Italiens.

À l’étranger, Jonas Mekas, Peter Weiss, Edgar Reitz avaient refusé d’être du jury (3), Jean-Luc Godard, Miklós Jancso, András Kovacs, Peter Brook, et sans doute beaucoup d’autres avaient refusé leurs films. Le bloc italien, la qualité des solidarités étrangères avaient de quoi faire impression au critique le plus perplexe. Dans l’autre plateau de la balance, bien sûr Roberto Rossellini, dont l’œuvre est celle d’un grand cinéaste, mais dont la vie - c’est bien le mieux qu’on puisse en penser - est celle d’un gobe-mouche. Dans sa conférence de presse à Venise, quand on lui parla du matraquage de ses collègues, il ne trouva rien de mieux à dire que ceci : "Je ne suis pas au courant : je n’ai pas bien lu les journaux". À part lui, des cinéastes adhérents de l’ANAC, mais succombant à la tentation de voir présenter leur film au festival : Bernardo Bertolucci, Liliana Cavani, les Démocrates chrétiens jusqu’à maintenant sourdement hostiles au festival tel que l’avait fait la gestion de Luigi Chiarini, mais réalisant cette année une brillante opération électorale, et les néo-fascistes ameutant au Lido une population assujettie par l’industrie hôtelière, Luigi Chiarini devenant leur instrument.


 

Au départ, pourtant, celui-ci pouvait choisir : il n’était pas personnellement visé par la contestation. Depuis cinq ans qu’il conduisait ce festival, ses ennemis jurés étaient dans la droite italienne et dans le big business du cinéma. Les hommes de cinéma et ceux de la gauche savaient bien qu’il avait été agressivement fasciste quand il avait 40 ans, ils devaient bien constater qu’il n’était pas un découvreur - il était passé sans rien voir à côté du jeune cinéma tchèque, du Cinema novo brésilien, de Jerzy Skolimovsky ou de Marco Bellochio, et avait abandonné les découvertes à Locarno, à Porretta, et même à Cannes. Ils le soutenaient malgré tout parce qu’il s’était prononcé pour un festival culturel, pour un festival des auteurs. Pour lui le choix était possible. On pouvait penser que l’épreuve était difficile pour un vieil homme que toute sa formation préparait mal au style de pensée et d’action créé par la contestation globale de 1968. On pouvait penser qu’il s’y briserait peut-être, on ne pouvait pas prévoir qu’il s’y déshonorerait.


 

L’ouverture du festival fut retardée de deux jours. Le 26 août 1968, un compromis avait été conclu, accepté à la fois par le maire de Venise, président de la Mostra et par les contestataires. À ceux qui demandaient l’autogestion, il accordait une part de la gestion. Mais le soir, pendant que les cinéastes étudiaient la mise en œuvre de cet accord dans une salle du Palais prévue pour leur débat, la police fonçait, cognait, évacuait de force ceux qui résistaient et venait les déposer, pour lynchage, devant un petit groupe de fascistes, qui dehors attendait sa proie. Du coup le critique perplexe n’était plus perplexe, le choix pour lui devenait clair. Luigi Chiarini avait annoncé qu’en cas d’intervention de la police il démissionnerait. Mais le lendemain, il était toujours là, et il ouvrait son festival. La police aussi était là, ce jour et le lendemain, massivement, en uniforme. Les jours suivants, la police "en bourgeois" presque aussi massive et, par là d’ailleurs, très voyante. Le critique ne pouvait plus s’asseoir avec deux confrères à la terrasse du café en face du Palais, sans qu’aussitôt quatre policiers viennent s’installer à la table à côté, et un autre policier venait noter le numéro de sa voiture lorsqu’il circulait avec des paquets "suspects".


 

À côté de ce "festival de police" exceptionnellement brillant, celui de cinéma faisait d’abord pâle figure de festival-croupion. Pendant les premiers jours, on se demandait chaque soir si on avait vu des films. En tout cas, on était loin du niveau habituel de Venise. Parmi les films français - qui furent la planche de salut de Luigi Chiarini ces jours-là - trois sur quatre avaient été présentés et non retenus à la Semaine de la critique de Cannes. Puis, pour sauver la face, il fallut projeter les films contre la volonté de leur auteur. Le Déserteur (4) déjà avait été présenté malgré l’opposition de l’ambassade de Tchécoslovaquie - et cela le premier jour pour noyer le poisson de la contestation dans une eau bien tiède d’union sacrée. Plus tard, Teorama fut présenté malgré l’opposition Pier Paolo Pasolini, qui demandait aux critiques de sortir de la salle avec lui (5), et Tell us lies contre la position de Peter Brook (6), qui, par trois télégrammes successifs, avait rejeté les sollicitations insistantes de Luigi Chiarini.


 

Quant aux auteurs qui pouvaient effectivement empêcher la projection parce qu’ils n’avaient pas eu l’imprudence de livrer leur film, aucune mesquinerie ne leur était épargnées. Quand Marin Karmitz retira son film (7), on jugea utile d’informer tous les journalistes par un communiqué que "Monsieur Karmitz devrait payer son hôtel". Quand Mladomir Puriša Dordevic retira son film Midi (8) parce qu’on lui donnait la place du pauvre, la séance de seconde zone, à peine annoncée, mal placée dans la journée et prédestinant à des prix de seconde zone, la projection privée pour la presse que les Yougoslaves voulaient organiser en ville suivant une pratique courante dans tous les festivals, se heurta à un blocus sans fissures : pression sur les exploitants (pour les salles paroissiales le patriarche de Venise lui-même était mobilisé), retrait des pétitions affichées par les journalistes dans la salle de presse, finalement exhumation d’une loi (fasciste) d’après laquelle au-dessus de 15 personnes une séance est considérée comme publique avec obligation du visa de censure : le film ne fut pas projeté. C’est par le même barrage devant les salles du Lido que le pouvoir et son habile instrument Luigi Chiarini firent échouer la tentative d’un festival parallèle, où auraient été présentés, avec d’autres, les films retirés du festival. L’erreur tactique dans la contestation vénitienne a été cependant de ne pas avoir prévu et préparé d’assez loin ce festival parallèle qui n’aurait pas eu de peine à surclasser la Mostra-croupion. Car la force des autres a tenu seulement à ce que certains cinéastes brûlaient de montrer leur œuvre, et que beaucoup de critiques piaffaient pour leur ration de films. C’est pourquoi la majorité a refusé de défendre le droit de l’auteur en sortant de la salle avec Pier Paolo Pasolini.


 

Si le pouvoir, et son instrument Luigi Chiarini, ont pu donner l’apparence d’une victoire en terminant le festival et en le repêchant dans les derniers jours grâce à des films usurpés, c’est seulement parce qu’ils ont joué sur les routines, les intérêts et les bassesses, en ne se refusant à eux-mêmes aucune bassesse, la fin justifie les moyens. Si les cinéastes et critiques italiens n’ont pas atteint leur but, ce n’est pas à cause d’une soi-disant "confusion", dont on a parlé en France, et qui existe seulement dans l’esprit de ceux qui n’ont rien fait pour s’informer. C’est seulement parce qu’ils ont fait trop confiance au sérieux, au désintéressement ou au courage de leurs confrères. Ils avaient fait confiance particulièrement - illusion de Mai ! - aux Français. Or les Français fournirent au Pouvoir (celui du Festival), les troupes de choc contre eux. Pas tous il est vrai et une information très unilatérale donnée en France au moment de l’événement a permis, bien à tort, d’ignorer par exemple que quatre sur cinq des revues spécialisées de cinéma représentées à Venise - Cinéma 68, Jeune Cinéma, Image et Son, Positif - se sont toujours refusées à entrer dans le concert des chiarinettistes.
Elle a été fort discrète aussi sur l’attitude de Marin Karmitz retirant son film. Mais, c’est malheureusement vrai, ceux qui, à Venise, tenaient le haut du pavé avec l’appui du Pouvoir, c’étaient les autres : un groupe massif des Cahiers du cinéma, et des cinéastes concernés par la projection de leur film. C’est Maurice Pialat qui permit d’ouvrir le festival avec son Enfance nue (9). Il avait télégraphié la veille qu’il refuserait la projection "si la police ne se retirait pas". La police était là, et ses confrères avaient été tabassés, il ne bougea pas, ou plutôt si, il bougea quand il s’aperçut que son film était projeté toutes bobines mélangées, parce que ça c’était important.


 

C’est Jacques Doniol-Valcroze, qui présida la fameuse table ronde "Cinéma et politique", organisée par Jean-Louis Comolli. C’est Marco Bellochio qu’on avait annoncé jadis comme président et Luigi Chiarini s’était vanté d’avoir Jacques Sauvageot, Daniel Cohn Bendit, Rudi Duschke... Or Marco Bellochio, l’UNEF, les étudiants allemands, les étudiants italiens étaient engagés, tous, dans la contestation de Venise, et bien entendu n’allaient pas venir à sa table ronde. Par contre les flics y étaient venus, en civil, mais assez visibles pour qu’un des participants ait pu publiquement les montrer du doigt. Donner cette présidence à un Français, à ce moment-là, c’était vouloir utiliser le prestige de la révolution de
Mai pour bafouer le mouvement italien parallèle qui contestait Venise.
Pour des Français, accepter de tremper dans cette combinaison, de fournir l’alibi à la répression, c’était trahir le mouvement de Mai. Cette fois-ci la mascarade était trop grosse et elle fit long feu : dès la première séance la sortie des Italiens, qui, eux, font quelquefois du cinéma politique, et, heureusement, aussi d’une partie des Français laissa les copains entre eux pour une conversation très intime, que Alexander Kluge co-président semble avoir qualifiée de "débat fantôme", selon Yvonne Baby du Monde.
Cependant le mot "Français", à Venise, était en voie de remplacer le mot "Kroumir" par lequel les Italiens désignent ceux que nous appelons "les Jaunes" (10). Comment en était-on venu là ? En dehors de toutes les raisons particulières, le bon vieux chauvinisme bien de chez nous y avait sans doute une bonne part. "La France, mère des armes et des lois" se veut aussi mère du cinéma. Depuis Mai 68, elle se croit de plus en plus mère des Révolutions. À Venise, cette année, elle en était plutôt la marâtre. (11)

Jean Delmas
Jeune Cinéma n°33, octobre 1968

1. Les Artistes sous les chapiteaux : Perplexes (Die Artisten in der Zirkuskuppel : Ratlos) de Alexander Kluge (1968) a reçu le Lion d’or de la Mostra de Venise 1968.

2. La Bataille d’Alger (La battaglia di Algeri) de Gillo Pontecorvo (1966) est un film italo-algérien. Il a reçu le Lion d’or de la Mostra de Venise en 1966, ce qui provoqua la colère de la délégation française.

3. Le jury de la Mostra 1968, sous la présidence de Guido Piovene : Jacques Doniol-Valcroze, Akira Iwasaki, Roger Manvell, István Nemeskürty, Vicente Antonio Pineda, Edgar Reitz.

4. Les Déserteurs et les Nomades (Zbehovia a pútnici) de Juraj Jakubisko (1968).

5. Cf. "Entretien avec Pier Paolo Pasolini à propos de Théorème", Jeune Cinéma n°37, mars 1969.

6. Tell Me Lies de Peter Brook (1968), film anti guerre du Vietnam, a reçu la Mention spéciale du Jury à la Mostra de Venise 1968.

7. Sept Jours ailleurs de Marin Karmitz (1968) est sorti en 1969 en France.

8. Podne de Mladomir Puriša Dordevic (1968), aka Noon.

9. L’Enfance nue de Maurice Pialat (1968), en compétition à Venise 1968, a reçu le Prix Jean-Vigo en 1969.

10. Pour les jeunes : Un "jaune" est un ouvrier qui accepte de reprendre une tâche abandonnée par un gréviste, un briseur de grève. Le mot date du 19e siècle.

11. Le Palmarès de la Mostra 1968 :
* Lion d’or du meilleur film : Les Artistes sous les chapiteaux : Perplexes (Die Artisten in der Zirkuskuppel : Ratlos) de Alexander Kluge (1968).
* Coupe Volpi de la meilleure interprétation masculine : John Marley dans Faces de John Cassavetes (1968).
* Coupe Volpi de la meilleure interprétation féminine : Laura Betti dans Théorème (Teorema) de Pier Paolo Pasolini (1968).
* Grand Prix du jury : Notre-Dame des Turcs (Nostra Signora dei Turchi) de Carmelo Bene (1968).
* Prix spécial du jury : Le Socrate de Robert Lapoujade (1968).



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