Jafar Panahi, de nouveau placé en détention depuis le 11 juillet 2022, au motif de "propagande contre le régime", déclarait en 2015 : "Ma vie est celle d’un homme à qui on interdit de faire des films". Il décrivait comment il était devenu, dans ce cas de force majeure, le sujet principal de ses films. Et il précisait : "Les sujets suivent une certaine logique, d’abord ça se passe à la maison. Puis je deviens chauffeur de taxi. À ce rythme, le prochain film pourrait se passer à la frontière ou je le ferai par Skype. […] Je n’ai pas le choix, je suis porté naturellement vers ce genre de solution. L’idée que je viens d’évoquer, j’en ai déjà imaginé les grandes lignes mais je ne l’ai pas encore écrit. Je raconte que je suis allé dans un village frontalier. Une partie de l’histoire se passe de l’autre côté de la frontière. L’équipe est déjà sur le plateau. Via skype je suis le tournage et je dirige le travail de ce côté de la frontière".

On reconnaît le fil narratif de Aucun ours, son sixième film tourné sans autorisation. Jafar Panahi est allé s’installer dans un village, loin de Téhéran, à la frontière entre l’Iran et la Turquie. Le récit du tournage clandestin entremêle la chronique de la vie du cinéaste au village et deux histoires de couple dans la tourmente, en écho.

Zara (Mina Kavani, exilée en France depuis neuf ans) et Bakhtiar (Bakhtiar Panjei), un couple iranien en fuite se retrouve dans la rue d’une ville en Turquie. Bakhtiar remet un faux passeport à Zara mais elle refuse de partir sans lui. La scène est filmée par le chef opérateur Amin Jafari et dirigée par Jafar Panahi sur l’écran de son ordinateur, de l’autre côté de la frontière dans le village où il se cache.

Il confie à son logeur une petite caméra pour filmer une cérémonie de fiançailles. Celui-ci se trompe dans le maniement et enregistre les villageois, qui se demandent s’il est un espion. Sa présence est gênante, l’accueil bienveillant laisse place au soupçon et à l’hostilité. Un enfant dit l’avoir vu prendre une photo d’une jeune fille en compagnie d’un homme qui n’est pas celui auquel elle est promise depuis sa naissance. Les hommes du village, les deux rivaux et leurs pères font intrusion dans sa maison et revendiquent la photo.

Jafar Panahi argumente, et se résout à donner la carte mémoire, mais il n’en a pas fini, la communauté exige qu’il prête serment en réunion "Nous, les villageois, nous avons nos usages". Harcelé, il décrit une société dominée par la peur, où la théocratie, les coutumes archaïques font la loi, où les femmes n’ont aucune place.

Le titre du film dénonce les menaces fallacieuses (la présence des ours) la manipulation des esprits par la peur. Son chef opérateur lui a donné un rendez-vous nocturne sur la route, dans l’espoir de l’emmener sur le tournage. Ils se retrouvent sur la fontière, là où passent les "voitures furtives", celles des trafiquants. Peine perdue, il refuse de partir, une ligne de conduite immuable. La tentation et l’impossibilité de partir donne matière au film et à sa fin dramatique, où pointe le désespoir. Jafar Panahi brouille les frontières entre la fiction et la réalité, s’interroge sur l’ambiguïté de l’image, une remise en question de sa création dans son œuvre la plus pessimiste.

Claudine Castel
Jeune Cinéma en ligne directe

1. Cf. à Beaubourg, Jafar Panahi. Rétrospective intégrale et exposition (7 octobre-13 novembre 2016).

Cf. aussi : Clément Chéroux & Jean-Michel Frodon, Jafar Panah. Images/nuages, Paris, Filigranes Éditions / Les Éditions du Centre Pompidou, 2016.

2. Ceci n’est pas un film (2011) ; Taxi Téhéran (2015).

Aucun ours (No Bears). Réal, sc : Jafar Panahi ; ph : Amin Jafari ; mont : Amin Etminan ; son : Mohammadreza Delpak. Int : Jafar Panahi, Mina Kavani, Bakhtiar Panjei, Vahid Mobaseri, Najes Delaram (Iran, 2022, 107 mn).