par René Prédal
Jeune Cinéma n°156, janvier 1984
Sélection officielle en compétition de la Berlinale 1983.
Ours d’argent
Sortie les mercredis 21 décembre 1983, 13 juillet 2011, 3 février 2015, et 30 novembre 2022
On sait que le cinéma français est un cinéma d’auteur autarcique qui ne connaît que lui-même et ne se nourrit exclusivement que de sa propre substance. Les meilleurs exemples 1983 étant sans doute Liberty Belle de Pascal Kané et Faux-fuyant de Alain Bergala & Jean-Pierre Limosin... en passant pudiquement sous silence les mauvais exemples qui seraient beaucoup plus nombreux.
À part les exceptions de quelques passages avec armes et bagages de créateurs extérieurs venus s’investir totalement - du moins le temps d’un film - dans le septième art, type Marguerite Duras ou Patrice Chéreau, le cinéma français ignore en effet superbement toute forme de collaboration avec sa peinture, sa sculpture, sa littérature, sa musique et son théâtre, alors que les vies artistiques et culturelles allemandes ou italiennes favorisent de constants échanges entre les divers moyens d’expression d’aujourd’hui.
Il aura donc fallu attendre qu’un cinéaste italien vienne filmer la troupe du Campagnol pour que les cinéphiles français découvrent ce remarquable spectacle, créé collectivement par l’ensemble des comédiens autour de Jean-Claude Penchenat, pendant la saison 1981-1982. Jean-Claude Penchenat faisait d’ailleurs partie du Théâtre du Soleil quand Ariane Mnouchkine filmait, en 1973, les dernières représentations de 1789 à la Cartoucherie de Vincennes.
Autant dire que Ettore Scola savait viser juste en s’intéressant à ce travail dont le caractère spécifiquement théâtral devait paradoxalement pouvoir toucher à l’essence même du cinéma. Puisse cette réussite ouvrir les yeux de nos cinéastes autistiques en leur donnant le goût des emprunts ou des glissements du théâtre au cinéma.
Suivant quelques personnages de 1936 à nos jours, en quittant certains pour les remplacer par d’autres qui leur ressemblent étrangement parce qu’interprétés par les mêmes acteurs, Le Bal joue sur le temps sans modifier l’espace et assure le changement... dans la continuité.
Surtout Ettore Scola règle son compte au réalisme en grossissant le trait, en typant les caractères, en soulignant les tics et en magnifiant au-delà de toute probabilité d’incroyables acteurs au physique impossible", le troisième couteau ou le grand escogriffe. Ainsi se trouve renvoyé à sa pâle inexistence tout un cinéma raréfié de naturalisme quotidien à la petite semaine et d’humour éventé de café-théâtre. Le Bal appuie sur l’émotion, pulvérise les règles de la mesure et du bon goût en se vautrant avec délice dans le mélodrame et la caricature. Bien sûr, l’ombre de Federico Fellini plane sur cette impayable galerie de personnages hauts en couleurs (ou en contrastes pour les séquences en noir et blanc), les arrangements de Vladimir Cosma retrouvant pour leur part plus d’une fois les accents de la petite musique du cirque de Nino Rota. Mais l’hommage sait rester discret dans la mesure où la symbiose entre le théâtre français d’aujourd’hui et l’esprit de la comédie italienne semble couler de source à partir d’une veine profondément populaire.
La théâtralité est d’ailleurs au cœur de toute l’œuvre passée de Ettore Scola. Que l’on se souvienne en particulier de La Terrasse et de ses 2 h 40 autour d’une piscine. Mais si l’on évoque le théâtre, il ne faudrait pas oublier que l’homme de parole, Ettore Scola, ancien scénariste-dialoguiste, tient le pari de faire du Bal un film entièrement muet. Ce qui devrait suffire à éviter la dissertation classique sur l’adaptation du théâtre à l’écran.
En fait, Le Bal - c’est-à-dire la danse et ses règles - représente l’essence du spectacle, ou plus exactement de la "représentation". Chacun se donne en spectacle aux autres, s’offre au partenaire ou accepte son choix (d’où la rampe), mais se fait également à soi-même son propre théâtre (d’où les miroirs qui cernent la piste). La scène - ou le plateau - devient ainsi le lieu commun au théâtre et au cinéma, aussi bien au niveau de l’espace clos que dans le développement toujours renouvelé du paradoxe du comédien. Certes certains passages rapides - l’alerte, Mai 68 - échappent mal à leur origine de tableaux vivants, mais Ettore Scola sait généralement transmuer la scénographie en art du cadrage. À l’ouverture, par exemple, l’entrée typiquement théâtrale des femmes devient cinématographique par le jeu des rapports qui s’établissent entre chaque personnage et la caméra : les itinéraires sont toujours différents et l’objectif - c’est-à-dire le spectateur - tient la place du miroir devant lequel tous les acteurs viennent en gros plan vérifier leur maquillage.
Curieusement, les masques tombent alors chaque fois qu’on les rafistole et le "Jeu" devient "Je", pour découvrir l’être qui se cache. Figés à plusieurs étapes de leur destin dans les photographies qui veulent faire coïncider histoire sociale et vies individuelles, les personnages se remettent toujours en exposition pour effectuer les mêmes petites arabesques sur une piste immuable : costumes, mouvements et décors peuvent bien changer, le rituel demeure comme le ressort de la marionnette, autrement dit comme leur seule raison de vivre et d’espérer.
René Prédal
Jeune Cinéma n°156, janvier 1984
Le Bal (Ballando ballando). Réal : Ettore Scola ; sc : E.S., Jean-Claude Penchenat, Ruggero Maccari, Furio Scarpelli, adaptation de la pièce collective du Théâtre du Campagnol ; ph : Ricardo Aronovitch ; mont : Raimondo Crociani ; mu : Vladimir Cosma ; déc : Luciano Ricceri ; cost : Ezio Altieri & Françoise Tournafond. Int : Étienne Guichard, Régis Bouquet, Francesco De Rosa, Arnault LeCarpentiere, Liliane Delval, Martine Chauvin, Marc Berman, Danielle Rochard, Nani Noël, Aziz Arbia, Geneviève Rey-Penchenat, Michel van Speybroeck, Rossana Di Lorenzo, Michel Toty, Raymonde Heudeline, Anita Picchiarini, Olivie Loiseau, Monica Scattini, Christophe Allwright, François Pick, Chantal Capron, Jean-François Perrier, Jean-Claude Penchenat (France-USA , 1983, 112 mn).