par René Prédal
Jeune Cinéma n°86, avril 1975
Joliment qualifiée de "rêve en avant" par Jean Delmas, (1) la science-fiction constitue aujourd’hui un filon florissant aux USA, qui, en dépit de la mode "rétro", produit en effet toujours plus d’une trentaine de films du genre par an. Certes, 40 ans après l’âge d’or des années 30, le fantastique et l’horreur ont encore toujours leurs adeptes outre-Atlantique (2). Mais le public européen a de plus en plus tendance à poser systématiquement l’équation USA = SF. Pays du modernisme et de la machine, conquérants de l’atome puis de la Lune, terre d’élection des soucoupes volantes avant d’être celle des OVNI, les États-Unis ont d’ailleurs une brillante littérature de SF, et quelques beaux succès de tiroir-caisse (3).
En fait, les premiers films valables de SF n’apparurent guère aux États-Unis qu’après la Seconde Guerre mondiale, alors que les interventions des extra-terrestres et les voyages inter-sidéraux étaient déjà nombreux dans le cinéma soviétique de l’époque précédente.
Nourrissant leurs scénarios des extraordinaires progrès militaires effectués de 1939 à 1945, ainsi que de l’inquiétude légitime suscitée par les génocides, puis par les avatars de la conquête spatiale, les cinéastes américains se lancèrent donc dans ce nouveau genre, avec la même ardeur qu’ils avaient mise, en 1930, à filmer les personnages de l’épouvante. Le mouvement prit forme à la suite de la réussite du Jour où la Terre s’arrêta de Robert Wise (1951).
L’année précédente, étaient sortis Destination Lune de Irving Pichel et 24 heures chez les Martiens de Kurt Neumann.
Très vite se dégagèrent alors les trois grandes directions de la SF : le space-opera (mouvement des hommes vers l’espace), l’invasion de la Terre par des créatures extra-terrestres, et les terrifiants progrès de la science, cette dernière tendance rejoignant d’ailleurs les thèmes du fantastique gothique, puisque le Dr Frankenstein anticipait déjà sur les possibilités médicales de son temps, en parvenant à créer la vie. Mais une fois les choses ainsi mises en place, la routine s’installa peu à peu, le genre s’enlisa et la qualité baissa.
Par sa profondeur et sa qualité, en 1968, 2001 Odyssée de l’espace de Stanley Kubrick allait heureusement marquer un tournant décisif en arrachant la SF au ghetto du cinéma de genre, et en amenant le 7e art tout entier à s’ouvrir plus fréquemment au fantastique. Mais surtout 2001, sonnant le glas de la classique production de série, amena les auteurs à renouveler de fond en comble leur inspiration en renonçant aux trop traditionnelles aventures inter-planétaires directement transposées du western et du thriller pour une science-fiction plus proche et plus inquiétante.
Dès lors, les rares œuvres à se situer encore sur une autre planète ou à l’intérieur d’un vaisseau spatial ne sont que des films médiocres.
Par exemple, Danger planète inconnue de Robert Parrish (1969), qui se déroule sur un astre nouveau diamétralement opposé à la Terre par rapport au Soleil et où tout s’inverse, ou Silent Running de Douglas Trumbull (1972) qui raconte l’odyssée des échantillons de ce qui reste de la végétation détruite sur la Terre n’eurent pas le succès escompté.
Le public préfèra se passionner pour le destin des cosmonautes. Le film quasi documentaire de John Sturges, Naufragés de l’espace (1969) posait, avec plusieurs mois d’avance, tous les problèmes résolus ensuite par l’opération sauvetage d’Apollo 13.
Après 2001, il n’est, en somme, plus possible de mettre en scène des monstres ou des événements rocambolesques, car le spectateur ne recherche plus dans la SF un dépaysement total et une pure distraction, mais plutôt un miroir grossissant du présent. Le genre, ne pouvant plus ignorer complètement la notion de réalisme, devient plus spéculatif, plus prospectif. Il se doit de présenter des hypothèses plausibles, de s’appuyer sur le réel, de donner à penser autant qu’à voir.
C’est ainsi que les images du voyage sur la Lune étant devenues banales et qu’aucun "Lunaire" biscornu n’ayant été aperçu sur les écrans de télévision, le cinéma montre maintenant des contacts avec des extra-terrestres moins spectaculaires que du temps des bêtes répugnantes de La Guerre des mondes de Byron Haskin (1953), des cerveaux monstrueux des Survivants de l’infini de Joë Newman (1955) ou des mutations terrifiantes de Tarantula de Jack Arnold (1955) sorties tout droit de la peur des radiations atomiques d’Hiroshima.
C’est ainsi que dans The People de John Korty (1972) presque rien de ne distingue les Terriens des êtres de l’espace.
En fait les villageois sont pourtant les survivants d’un groupe d’extra-terrestres précipités jadis sur notre planète et dotés de pouvoir particuliers (santé de fer, lévitation, transmission de pensée, possibilité de guérir les animaux…) à cause desquels ils ont été persécutés pendant des siècles (sorciers du Moyen Âge brûlés vifs par exemple), jusqu’à ce qu’ils décident de se replier sur eux-mêmes dans cette vallée isolée.
De même, il est intéressant de rapprocher le premier film de SF de Robert Wise, Le jour où la Terre s’arrêta (1951) et sa dernière réalisation dans le genre Le Mystère Andromède (1971). Alors qu’en 1951, l’auteur utilisait les soucoupes volantes et des êtres aux allures de robots pour tenir en pleine guerre froide un discours pacifiste, il inquiète, 20 ans après, en suggérant la possible invasion de la Terre par des microbes ramenés de voyages interplanétaires. Le message s’inverse. Le scénario élimine tout élément policier facile, et la fantaisie spectaculaire (la soucoupe se posant en pleine ville) fait place à la sobriété rigoureuse d’une station souterraine infiniment plus crédible.
L’invisible - les microbes ici, ou l’intelligence supérieure dans 2001 - remplace donc l’affrontement matériel.
Ne pouvant plus regarder le danger en face, l’Amérique s’interroge sur le destin de l’humanité, au lieu de ne rêver que d’impérialisme galactique ou d’héroïque défense de son territoire. Les États-Unis en viennent d’ailleurs à douter de ce qui faisait jusqu’alors leur fierté. Les campagnes nationales anti-nucléaires critiquent en effet leur avancée scientifique, et le "green power", en dénonçant la pollution, s’attaque à la puissance des industries. Aussi le cinéma analyse-t-il à son tour ces fléaux.
En 1973, Richard Fleischer offre, dans Soleil vert, une vision bien noire de New York en l’an 2022.
Peuplée de 40 millions d’habitants et n’ayant plus pour nourriture que des produits synthétiques extraits de l’océan, la ville est livrée à une dictature pourrissante, et agonise par l’accroissement irréversible d’une pollution désormais incontrôlable. Ici, il n’est plus question de dénoncer le seul péril atomique qui amènerait la destruction de l’humanité, du Dernier Rivage de Stanley Kramer (1959) au Survivant de Boris Sagal (1971) en passant par La Planète des singes de Franklin J. Schaffner (1968).
Nul besoin, en effet d’un "accident" pour déboucher sur l’extermination. Il suffit juste de continuer à agir comme nous le faisons maintenant pour arriver avec certitude au même résultat.
Mais si la sauvegarde de l’environnement est à l’heure actuelle un thème capable de sensibiliser une grande partie de l’opinion publique américaine, la contestation hippie est moins populaire, parce qu’elle refuse le système social lui-même, cet american way of life longtemps loué, dont on découvre de plus en plus le vrai visage abrutissant, monotone, et finalement inhumain à force de progrès, de confort et de bonheur obligatoire.
Parce qu’elle sera directement issue de celle d’aujourd’hui, la société de demain risque bien d’être totalement insupportable comme le montre George Lucas imaginant l’univers froid et aseptisé dans lequel vit THX 1138 (1971).
Sur un argument extrêmement simple, et en se passant presque totalement de dialogue, George Lucas parvient à faire une œuvre très riche, parce que le sens surgit de la forme même. L’esthétique est d’une extrême cohérence. Le monde et ses habitants sont présentés exclusivement à travers des machines de mesure et de contrôle. Les policiers-robots à visages de métal imitent les traits humains qui fournissent le contrepoint des humains… à cerveaux et comportements de robots. Les cadrages, très travaillés, font souvent écran entre les personnages et le spectateur. Dans l’immense espace blanc, on ne peut distinguer ni mur, ni sol, ni plafond pour figurer la prison. Le couple de héros, se détachant à peine du blanc uniforme, signifie que leur révolte est encore inconsciente, alors que l’opulente chevelure brune des nains inadaptés s’oppose franchement aux crânes rasés des citoyens modèles…
Tout ce monde, avec ces êtres conditionnés, ses "anormaux" récupérés et sa religion "magnétique" est angoissant parce que personne ne tire les ficelles. Chaque homme n’est surveillé que par son semblable, et tout le monde contribue à manœuvrer tout le monde. Dès lors, qui abattre pour se libérer ? La fuite finale hors du monde concentrationnaire vers une surface terrestre réputée impropre à la vie est-elle une solution ?
L’intérêt se déplace, dans des films de cette qualité, de la description souvent optimiste des progrès technologiques à l’interrogation angoissée sur le devenir humain. La science-fiction devient société-fiction, et "l’art director", inventeur de gadgets prétendument futuristes, fait place au moraliste construisant un monde psychologiquement plausible, mais qui étonne bien souvent le scientifique. Ainsi le cinéma d’auteur investit-il le genre et lui donne ses meilleures œuvres.
Prototype moderne de cette SF adulte, Zardoz de John Boorman (1974) se situe en 2293, en fait 300 ans après l’effondrement de la civilisation de l’Homme en 1990.
Les hommes riches, puissants et intelligents, qui recherchaient dans La Montagne sacrée de Alejandro Jodorowsky (1973) le secret de la vie éternelle, l’ont découvert depuis 300 ans. Mais ils n’ont, pour autant, ni compris les clés du mystère de l’univers, ni trouvé le bonheur. De plus, pour parvenir à ce "paradis" artificiel raté, ils exploitent les Terres extérieures, comme autrefois on exploitait le tiers monde. Il leur faudra redécouvrir la mort.
On regrette que John Boorman ait été tenté par le grand spectacle des effets spéciaux. Et il est significatif que le personnage positif soit un ancien tueur professionnel, tout comme le dernier homme du Survivant de Boris Sagal était un officier supérieur. Comme si les États-Unis d’aujourd’hui ne pouvaient concevoir de sauveur que sous les traits d’un militaire.
En fait, l’anticipation à très court terme s’avère constituer une habile mise en garde contre les comportements actuels. Le principe est simple : décrire de manière strictement réaliste la société d’aujourd’hui et y déclencher un processus inédit, mais plausible.
L’affaire des missiles russes à Cuba, réglée avec intransigeance par Kennedy témoignant des pouvoirs exorbitants du Président en matière de guerre et de paix, le premier thème de la politique-fiction avait été alors de lancer l’hypothèse d’une guerre atomique. Trois films, la même année, en 1964 : Sept jours en mai de John Frankenheimer, Docteur Folamour de Stanley Kubrick et Point limite de Sydney Lumet (1).
Depuis quelques années, les sujets sont devenus plus quotidiens et si Fred Levinson situe encore Hail (1972) à la Maison Blanche, son film pourrait être défini comme de la politique- fiction "humoristique". Il débute en farce burlesque par une scène aux toilettes entre le président des États-Unis et un de ses amis, et se poursuit par une chronique loufoque de la vie publique et privée d’un président devenu sujet de comédie bourgeoise, sur fond de programme TV diffusant les manifestations et répressions de tous ordres qui se déroulent dans le pays.
La politique descend donc dans la rue et au lieu de s’intéresser au destin de la planète toute entière, les cinéastes tentent plutôt de dénoncer plus précisément l’évolution du pouvoir et de la société de leur pays.
La structure de Petits meurtres sans importance de Alan Arkin (1971) est ainsi proche de celle adoptée par Jean-Luc Godard dans Week End, (1967), le réalisateur faisant brusquement basculer les dix dernières minutes de sa comédie de mœurs en montrant une Amérique submergée par une folie meurtrière devenue soudainement générale. Par cet étonnant effet de rupture, il suggère que cette brutale mutation psychologique est peut-être pour demain.
D’ailleurs Peter Watkins va encore plus loin, dans Punishment Park (1971), car si les jeunes contestataires piégés dans les camps d’internement et les tribunaux régionaux d’exception sont décrits dans le style des reportages télévisés, c’est que l’auteur veut nier, par l’image, l’infime décalage temporel affirmé dans la situation de base pour dénoncer un état de fait qui pourrait bien être, déjà, d’aujourd’hui.
Pour arriver à la même conclusion, Stanley Kubrick a curieusement choisi un parti-pris esthétique rigoureusement inverse dans Orange mécanique, qui, décrivant Londres en 1975, se présente comme une très dure charge des états totalitaires modernes à façade parlementaire ne couvrant en fait qu’hypocrisie, ultra-violence et hyper-sexe. Or il est bien évident que malgré le baroque de l’automobile, des déguisements, de la décoration du bar ou de la mise en scène accompagnant le "lavage de cerveau", Orange mécanique n’est guère un film de SF orthodoxe, la société qu’il décrit étant loin des modèles du genre.
La démarche de Stankey Kubrick est donc particulièrement originale, car il met en garde, en filmant le présent comme s’il s’agissait du futur, donnant à une histoire d’aujourd’hui les couleurs d’une aventure de demain, pour amener le spectateur à découvrir, par lui-même, la supercherie esthétique de cet emballage volontairement trompeur. D’abord dépaysé, le public comprend vite que ce qui lui est montré se trouve déjà dans la rue, mais cette fois, c’est présenté sous les aspects "monstrueux" de la SF, qui fournit donc la distance réflexive et critique que le réalisme ne pourrait pas offrir.
Le principal intérêt de la SF n’est pas, en effet, de concurrencer les prévisions des voyants extra-lucides, mais de renvoyer à l’homme son propre visage en le replaçant dans le devenir d’une histoire encore inachevée de l’humanité.
C’est bien ce qu’ont compris les auteurs qui choisissent depuis quelques années aux États-Unis de s’exprimer par la SF. S’ils conservent les thèmes traditionnels, ils les traitent de manière moins extérieure. L’extra-terrestre et l’homme du futur ne surprennent plus. L’exceptionnel disparaît. L’étrangeté se fait plus rare.
Mais le propos s’approfondit et le regard devient plus pessimiste. L’Amérique doutant d’elle-même et remettant en question ses propres valeurs, la SF des années 70 traduit ce trouble et prend la forme d’un cinéma de déséquilibre, de rupture, voire d’échec.
En imaginant l’extension future de la maladie dont souffrent le régime, et la civilisation même, la SF se fait accusatrice et témoigne de la prise de conscience d’un mal peut-être incurable. Le temps n’est plus aux lendemains qui chantent.
René Prédal
Jeune Cinéma n°86 avril 1975
1. Jeune Cinéma n°13, mars 1966.
2. Images de Robert Altman (1972) ; L’Autre (The Other) de Robert Mulligan (1972) ; Sleeping Beauty de James B. Harris) (1972 ; Rosemary’s Baby de Roman Polanski (1967) ou Chair pour Frankenstein (Flesh for Frankenstein) de Paul Morrissey (1973).
3. Citons seulement 2001 Odyssée de l’espace (1968), et les cinq films contant la saga de La Planète des singes (1968-1973) pour accréditer une telle affirmation.