par Sol O’Brien
Jeune Cinéma n°419, décembre 2022
Sélection officielle Un certain regard du Festival de Cannes 2022
Prix de la meilleure interprétation pour Vicky Krieps
Sortie le mercredi 14 décembre 2022
Marie Kreutzer réalise des films depuis plus de 20 ans, des courts métrages, des séries télévisées, et trois films, toujours sélectionnés dans divers festivals germanophones. Aucun d’entre eux n’est sorti en France, même pas Die Vaterlosen (2011), primé à la Berlinale 2011. Corsage, sélection Un certain regard à Cannes en 2022, est donc le premier bal français de l’Autrichienne.
On conviendra que la meilleure façon d’aller voir un film est de n’en rien savoir, mais l’innocence n’est pas toujours facile et là, elle était impossible, on allait se farcir un énième lifting de la vieille Sissi poussiéreuse. Bien vu : Ne manquent pas un bouton d’uniforme, pas un corset à lacer, pas une robe à tournure. Les paysages sont d’époque, autant que le faste de la cour impériale, les rituels empesés et le protocole du pouvoir. On était arrivé avec un préjugé, il s’est trouvé confirmé : l’aspect luxueux de la réalisation, ce déploiement de richesse tape-à-l’œil, de costumes, de décors, d’accessoires, tout ça frôle l’indécence, en cette misérable année 2022, occasionnant un grand malaise.
Les mauvais esprits sont toujours punis par là où ils ont péché. Poursuivons. Donc c’est Noël 1877, Sissi a 40 ans, et elle se découvre une âme rebelle. Alors, elle se masturbe dans sa baignoire, elle fait un doigt d’honneur aux convives, elle trompe son époux, elle se fait remplacer officiellement par une suivante... Na.
Le problème, c’est que mêmes ses escapades censées être idylliques avec son professeur d’équitation ou avec son cousin sont absolument aussi ennuyeuses que sa vie quotidienne.
Sans compter les détails chronologiquement faux : une cafetière Bodum au petit déjeuner, un stylo-plume, le journal La Lanterne dans les mains d’un soldat autrichien, l’apparition d’Augustin Le Prince qui aurait inventé le cinéma en 1877 (avec une pellicule perforée et transparente, c’est un scoop).
Alors le mauvais esprit se met à vagabonder plus sérieusement. Pourquoi le fan-club médiatique du film considére-t-il qu’il est d’une "incontestable modernité" ? La proximité d’une grande guerre ? Le questionnement du patriarcat ? Les contraintes alimentaires ? Le vieillissement des femmes ? Osons l’inconcevable, #Me too ?
Pourquoi fait-on un tel film aujourd’hui, pourquoi diable choisir Sissi, qui a encore 20 ans à vivre avant de mourir assassinée (et non pas noyée) ? Il paraît que c’est Vicky Krieps qui a proposé le sujet à Marie Kreutzer, que celle-ci aurait commencé par en rire, puis, à force de contempler les mugs à l’effigie de l’impératrice dans les boutiques pour touristes du pays, se serait laissé convaincre. Dans la salle, à la sortie, quelqu’un disait qu’il avait l’impression, en voyant Vicky Krieps dans ce film, d’être devant une variante de l’effet Koulechov.
C’est alors qu’on se souvient d’une autre Autrichienne dont le destin, lui, eut un sens, et d’un autre film, Marie-Antoinette, réalisé en 2006 par Sofia Coppola. Et on mesure cette quinzaine d’années écoulées, où tout a changé, la Terre et ses territoires, les peuples et leurs visions, les espoirs utopiques et les angoisses intimes. Décidément, dans Corsage, l’action se passe en Autriche, "c’est à dire nulle part", aurait pu dire Alfred Jarry.
Sol O’Brien
Jeune Cinéma n°419, décembre 2022
Corsage. Réal, sc : Marie Kreutzer ; ph : Judith Kaufmann ; mont : Ulrike Kofler ; mu : Camille ; cost : Monika Buttinger. Int : Vicky Krieps, Florian Teichmeister, Katharina Lorenz, Jeanne Werner, Manuel Rubey, Aaron Friesz, Colin Morgan, Tamás Lengyel, Finnegan Oldfield (Autriche-Luxembourg-France-Allemagne, 2022, 113 mn).