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Anna (1975)
de Alberto Grifi & Massimo Sarchielli
publié le mercredi 14 décembre 2022

par Francis Guermann
Jeune Cinéma n°419, décembre 2022

Sortie le mercredi 14 décembre 2022


 


Anna, film alternatif, inédit en France, de Alberto Grifi & Massimo Sarchielli, dont le tournage s’est étalé sur trois ans, entre 1972 et 1975, avec l’une des premières caméras vidéo portatives, sort enfin en version restaurée. Le format vidéo a été transféré par Alberto Grifi (1938-2007) sur pellicule 16 mm grâce à un système de son invention, le "vidigrafo". Ce même Alberto Grifi était l’un des cinéastes expérimentaux les plus remarquables de son époque, à la fois expérimentateur, inventeur de machines, photographe et écrivain.


 

Le projet initial était de suivre sur plusieurs années une jeune fille de 16 ans en fugue, paumée, à la rue, droguée et enceinte, que Massimo Sarchielli avait rencontrée piazza Navona, à Rome. Le dispositif mis en place était documentaire mais impliquait aussi une certaine scénarisation (mise en place de scènes avec les protagonistes, situations préparées). Massimo Sarchielli recueille donc la jeune fille et lui offre un toit, son appartement partagé avec l’équipe du film et des amis de passage, dans l’esprit libertaire et communautaire de l’époque.


 


 

Le film décrit le quotidien de la jeune fille, les soins qui lui sont apportés, les relations qui se lient avec son hôte et son entourage, la réaction des gens de la rue, des passants de la piazza Navona - bien différente à cette époque que le lieu prestigieux et vitrine touristique qu’elle est devenue aujourd’hui : dans ses cafés se côtoyaient des gens très différents : bourgeois, ouvriers, faune de jeunes marginaux.


 

Mais cette expérimentation "réaliste" autant que scénarisée dans laquelle Anna était devenue le cobaye et où les protagonistes, équipe de tournage comprise, étaient acteurs de l’expérience, est bientôt mise à mal et contestée par une partie de l’équipe. La fragilité et la vulnérabilité de la jeune fille, sa passivité et ses difficultés de compréhension, finissent par installer un sentiment de trouble (sinon de malaise) pour le spectateur voyeur d’une intimité et de scènes douteuses - l’épouillage d’Anna sous la douche, les délires verbaux et alcoolisés de jeunes marginaux de la piazza, les attroupements agressifs qui tournent à l’affrontement politique et intergénérationnel.


 


 


 

L’époque était autre, qui engendrait ces confrontations. Nous sommes au début des années 70, période qui déjà s’éloignait des utopies des années 60, temps plus durs politiquement et socialement, avec ses tentations pour les positions les plus radicales (en Italie les Brigades rouges et bientôt les années de plomb). Le film est de ce point de vue vertigineux : c’est un projet quasi suicidaire, à la fois absolument sincère, en dehors de toute retenue, tout en étant générateur de sa propre destruction. Le dispositif du film est sans arrêt débordé par la réalité, mais les réalisateurs le maintiennent coûte que coûte, rendant parfois presque sublimes des moments fragiles, comme les confessions d’Anna, et d’autres insupportables, par leur violence verbale ou les gestes déplacés.


 

C’est là la limite de ce film, qui a gardé vivace son aspect politique, son positionnement expérimental, sa capacité à documenter une époque, mais a perdu de sa crédibilité intellectuelle et morale. Nous assistons à une sorte de chantier de fouille archéologique dans une société terriblement patriarcale dont même ses détracteurs reproduisent ce contre quoi ils luttent (par exemple, un machisme constant). Cette caméra sans limite transforme le réel, influe sur les comportements, catalyse les émotions, le voyeurisme, le narcissisme de ceux qui se plaisent à être filmés. La question est alors celle du réel enregistré : le document provoqué devient une fiction, mais une fiction pas tout à fait préméditée, non maîtrisée. Il n’empêche que Anna est un véritable projet de cinéma. Sa durée (3h35), son montage, son existence sont indéniables. On pourrait comparer avec ce que génèrent aujourd’hui les réseaux sociaux dans leur utilisation incontrôlée et complaisante de moments filmés, volés et partagés de façon sauvage et destructrice. À cette différence que ces moments incontrôlés ne résultent pas d’un projet, mais sont le résultat de pulsions et d’égotisme.

Francis Guermann
Jeune Cinéma n°419, décembre 2022


Anna. Réal : Alberto Grifi & Massimo Sarchielli ; ph, mont : Alberto Grifi. Int : Anna, Pilar Castel, Jane Fonda, Massimo Sarchielli, Louis Waldon, Vincenzo Mazza, Stefano Cattarossi (Italie, 1975, 215 mn).



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