Georges Di Lallo, Kirk Douglas. Un siècle de légende, Paris, Riveneuve, 2019.
par Lucien Logette
Jeune Cinéma n°399-400, février 2020
Le dernier centenaire de la golden era hollywoodienne a donc disparu. Mais centenaire mâle (et quel !), car Olivia de Havilland, pourtant plus âgée que Kirk (de cinq mois seulement), et qui avait débuté onze années plus tôt, n’a pas lâché prise, et on souhaite qu’elle fête ses 104 ans le 1er juillet prochain.
Kirk Douglas n’était pas un monstre et n’avait rien de sacré - peste soit de ce syntagme figé déployé jusqu’à l’écœurement. C’était surtout un sacré acteur et un citoyen actif. Avec, en outre, une filmographie 5 étoiles, étayée par des réalisateurs impeccables, Joseph Mankiewicz, Vincente Minnelli, Billy Wilder, Hawks, Raoul Walsh, William Wyler, Kong Vidor, Otto Preminger, on en passe. Ni John Ford, ni Alfred Hitchcock, et c’est tant mieux, il n’avait que peu à voir avec leurs univers.
Ce fut un acteur caméléon, capable d’incarner tous les personnages proposés - la même année 1957, le Doc Halliday de OK Corral et le colonel Dax des Sentiers de la gloire, le révolté de Spartacus et l’architecte de Liaisons secrètes, le cow-boy solitaire de Seuls sont les indomptés et le comédien usé de Quinze jours ailleurs -, restant lui-même sous tous ses avatars, mais constamment juste - dans Les Vikings (1958), jamais on ne doute qu’il est le fils de Ernest Borgnine, pourtant son cadet d’un an.
On pourrait écrire et écrire sur la trajectoire du fils d’un chiffonnier illettré (prière de relire ses mémoires), la preuve, les presque 300 pages de l’ouvrage de Georges Di Lallo. Ce n’est pas une réflexion sur les paradoxes du comédien, sur la persona, la théorie du masque, etc. Simplement la reconstitution précise d’une vie (forcément réduite à ses pics), année par année et une présentation détaillée de sa filmographie.
Une filmographie qu’on croyait connaître dans les coins, mais dont bien des titres tardifs nous avait échappé - quid de Once Is Not Enough de Guy Green (1975), Drawl de Steven Hilliard (1984) ou Veraz de Xavier Castano (1991) ?
S’il a tourné autant qu’il le put - dernier rôle à 85 ans, dans Illusion de Michael A. Goorjian (2004) -, le Kirk Douglas qui nous est cher est celui qui mêlait ombres et ambiguïté, le mari de Chaînes conjugales de Joseph Mankiewicz (1949), le journaliste du Gouffre aux chimères de Billy Wilder (1951), le producteur des Ensorcelés de Vincente Minnelli (1953), l’architecte de Liaisons secrètes de Richard Quine (1960), le publicitaire de L’Arrangement de Elia Kazan (1969). Tous personnages qu’on ne peut imaginer incarnés par aucun autre parmi les contemporains de son niveau, ni Marlon Brando, ni Paul Newman, ni Gary Cooper, ni Burt Lancaster, ni même Henry Fonda.
Non qu’il ait été toujours parfait, il lui fallait aussi l’agrégation d’un sujet et d’un réalisateur : il lui est arrivé d’"assurer" simplement - Un acte d’amour de Anatole Litvak (1953), Le Cercle infernal de Henry Hathaway (1955), Ville sans pitié de Gottfried Reinhardt (1961), plusieurs films des années 70 et 80 auraient pu être interprétés par d’autres acteurs sans en souffrir.
On n’est pas certain non plus qu’il se soit dirigé au mieux lorsqu’il était derrière la caméra dans Scalawag (1973), ou La Brigade du Texas (1975). Mais qui aurait pu le remplacer dans La Rivière de nos amours de André De Toth (1955), La Vie passionnée de Van Gogh de Vincente Minnelli (1956) ou Les Vikings de Richard Fleischer (1958) ?
Et surtout, il laissera le souvenir d’un courage majuscule : faire sortir Howard Fast et Dalton Trumbo du placard dans lequel la commission McCarthy les avait enfermés semble aujourd’hui, hors contexte, un acte naturel. En pleine guerre froide, il s’agissait d’une prise de position aussi hardie que de signer, en France, le manifeste des 121, et on ne voit pas d’autres vedettes hollywoodiennes capables de mettre ainsi en jeu leur statut. C’était peut-être moins dangereux en 1960 que quelques années plus tôt, encore fallait-il oser le faire et personne d’autre ne l’a fait.
L’ouvrage des éditions Riveneuve, sous un format maniable, propose un remarquable rassemblement de photographies, trois ou quatre par page – notre palmarès intime : les deux de la page 97 (La Femme aux chimères, Curtiz, 1950, Douglas-Bix Beiderbecke enregistrant avec Hoagy Carmichael et Doris Day), les p. 137-137 (Douglas-Van Gogh devant son autoportrait), la p. 181 (Quinze jours ailleurs, Cyd Charisse enlaçant Douglas-Andrus, au regard perdu, dans un geste de protection rassurant).
La qualité de l’iconographie permet de passer outre une écriture parfois maladroite et des coquilles qu’une seconde édition devrait éliminer. Mais la première pierre du mausolée que l’acteur mérite est posée.
Lucien Logette
Jeune Cinéma n°399-400, février 2020
Georges Di Lallo, Kirk Douglas. Un siècle de légende, préface de Jean Tulard, Paris, Riveneuve, 2019, 280 p.