par Francis Guermann
Jeune Cinéma n°419, décembre 2022
Sélection officielle du Festival de Locarno 1985
Léopard d’or.
Sorties les mercredis 2 avril 1986, 28 juin 2000 et 21 décembre 2022
Début des années 80, dans les Alpes de Suisse alémanique. Franz vit avec sa femme, sa fille Belli et son fils sourd et muet, dit le Bouèbe, tous deux adolescents, dans leur ferme isolée. Seul horizon : les hautes montagnes. Le temps s’égrène, au rythme des durs travaux (fauchage, soin aux animaux, travail au potager, réfection de la maison) et des saisons. Peu de contact avec l’extérieur - le Bouèbe ne connaît pas la ville, les voisins sont très éloignés. Belli aimerait devenir institutrice, mais cela lui paraît inaccessible. En attendant, elle apprend à lire et écrire à son frère et leurs relations sont fusionnelles.
C’est la longue exposition que le film propose, de façon naturaliste, détaillant tous les aspects de la vie domestique, des gestes et des outils traditionnels, des lieux et des personnages, avec peu de mots. La photographie et le son direct sont très précis, le montage elliptique et rigoureux. Le Bouèbe est au centre de toutes les attentions, mais il est souvent en conflit avec son père, car, malgré son adresse et sa bonne volonté, il a des réactions irrépressibles. Seule sa sœur semble le comprendre. La mère, effacée, supporte tout et se réfugie dans la prière.
"Il arrive à l’âge où la chose commence", dit-elle un soir à Franz. Un jour, la faucheuse que le Bouèbe manie tombe en panne ; de rage, il précipite la machine du haut d’un rocher et s’enfuit dans la montagne. Il s’installe près d’une bergerie inoccupée, et vient régulièrement à la ferme chercher de quoi manger, à l’insu de tous. Un soir, sa sœur vient lui apporter des couvertures et de la nourriture. Ils s’installent auprès d’un feu, la nuit arrive, ils se couchent et finissent par faire l’amour. Au réveil, seule Belli se rend compte avec effroi des conséquences de leur acte.
La scène se répète cependant, à chaque fois qu’elle monte le ravitailler. Après plusieurs jours, le père finit par venir chercher le Bouèbe et le ramène à la maison. La vie reprend. Bientôt Belli s’aperçoit qu’elle est enceinte et n’ose rien dire. À partir de là, la vie se dérègle, la mère surprend des regards, le Bouèbe est en demande, Belli est distante. La mère comprend. Le drame finit par arriver, bref et violent, dans la promiscuité, l’isolement et la solitude. Le destin s’accomplit, un fatum de tragédie antique.
Ce film très beau, porté par des acteurs remarquables, ramène à des textes fondateurs, la Bible, la mythologie grecque, où l’inceste entre frères et sœurs est exposé et condamné. Nul jugement moral : c’est un récit factuel à partir de ce qui pourrait être un fait divers, une description minutieuse d’un processus et d’une situation amoureuse qui devient dramatique, dans laquelle chaque personnage est terriblement attachant.
On pense à Robert Bresson, par la minutie de l’exposition des situations et son approche sensible des personnages ; à Michaël Haneke, par l’implacable description clinique d’un drame ; à Ingmar Bergman même, par l’âpreté des relations familiales.
Réalisateur rare, artiste, photographe, Fredi M. Murer a obtenu avec ce film le Léopard d’or au Festival de Locarno en 1985. Il a signé d’autres films marquants, aux frontières de la fiction et du documentaire ethnographique, et, dans un autre registre, Vitus (2006), largement diffusé et primé, qui décrit les relations entre un grand-père (Bruno Ganz) et son petit-fils surdoué que ses parents n’arrivent plus à gérer.
Francis Guermann
Jeune Cinéma n°419, décembre 2022
L’Âme sœur (Höhenfeuer). Réal, sc : Fredi M. Murer ; ph : Pio Corradi ; mont : Helena Gerber ; mus : Mario Beretta. Int : Thomas Nock, Dorothéa Moritz, Rolf Illig, Tilli Breidenbach, Jörg Odermatt (Suisse, 1985, 118 mn).