Pesaro, juin 2012, 48e édition
Le nouveau documentaire italien
par Bernard Nave
Jeune Cinéma n°350-351 printemps 2013
En 2011, la Mostra internazionale del nuovo cinema de Pesaro proposait un panorama du nouveau documentaire russe.
L’an dernier, l’Italie était à l’honneur.
L’occasion ne pouvait qu’attirer l’attention tant il est difficile de voir ce qui se passe dans ce domaine, sauf à courir les festivals spécialisés.
On sait peu que la production documentaire italienne fait preuve d’une grande vitalité : 131 films en 2005, 519 en 2011.
De plus, à Pesaro, les films font l’objet d’un vrai travail de réflexion avec la venue de presque tous les réalisateurs, une table ronde qui réunit de nombreux protagonistes de la scène documentaire et la publication d’un ouvrage de référence (1).
Tous les films sélectionnés étaient des longs métrages, autant dire que leurs auteurs prenaient le temps d’approfondir le sujet choisi. Au total il nous a été permis de mieux percevoir certains des enjeux de la société italienne d’aujourd’hui à travers des démarches documentaires diverses. Une véritable radiographie d’un pays parcouru dans sa diversité humaine, géographique.
Thyssenkrupp blues, de Pietro Balla et Monica Repetto (2008, 73 mn)
Le monde du travail occupe une place de choix dans le documentaire italien (2). Ce film en est un exemple passionnant.
Les réalisateurs suivent Carlo, jeune ouvrier originaire de Calabre, qui travaille à Turin dans l’usine d’aciers spéciaux Thyssenkrupp. Un jour, il reçoit un télégramme qui lui annonce son licenciement, avec cent autres. Manifestations devant l’usine au portail cadenassé, rien n’y fait. Carlo n’est pas le dernier à s’insurger, mais il le fait avec un humour communicatif. Il projette de retourner au pays quand Thyssenkrupp le rappelle pour travailler, le temps du démantèlement, hors normes de sécurité, de l’usine.
Plus tard, un ami lui apprend qu’un grave accident est survenu, faisant sept morts. Profondément secoué, il prend le train pour la Calabre.
La fin du film offre un montage très élaboré du voyage en train, de Carlo dans son village. "Ora son solo" ("maintenant je suis seul") dit-il assis au coin du poêle.
Outre le sujet traité avec un grand sens du récit, ce qui retient l’attention, c’est la personnalité de Carlo. Son dynamisme, sa verve, la manière dont il vit son destin en font un personnage de plein droit. On s’identifie à lui comme s’il s’agissait d’un film de fiction. À mesure que le film avance, on sent que son rapport à la caméra s’affine au point de le transformer quasiment en acteur de cinéma.
Ferrhotel, de Mariangela Barbanente (2011, 73 mn)
La place des immigrés dans la société italienne devient le sujet de nombreux documentaires, la fiction n’est d’ailleurs pas en reste entre Crialese (Terraferma), Andrea Segre (La Petite Venise), pour ne citer que deux films récents.
Avec Ferrhotel, Mariangela Barbanente plante sa caméra dans un hôtel désaffecté de Bari occupé par des Somaliens et transformé en centre d’accueil. Elle suit le quotidien de ces exilés entre démarches administratives, recherche d’emploi, coups de téléphone aux familles restées en Somalie.
Les femmes tiennent une place très active et l’une d’elle impulse un projet collectif aidé par la province des Pouilles. Un jeune homme qui désespère de trouver du travail décide de retourner au pays. Il y a un va-et-vient continuel dans cette hôtel maintenu dans un état de propreté remarquable et animé d’un sens coopératif.
La réalisatrice travaille les cadrages, joue sur la profondeur des couloirs, des ouvertures sur les chambres. Par les fenêtres, elle filme les passants qui ignorent ce qui se passe dans l’immeuble. Ce qui donne son prix à la démarche provient de l’énorme empathie manifestée envers ces hommes et ces femmes.
Signalons deux autres films sur ce thème de l’immigration.
Come un uomo sulla terra de Andrea Segre, Dagmawy Yimer et Riccardo Biadene (2008, 60 mn) raconte le périple d’un étudiant éthiopien qui, pour échapper à la répression, part pour l’Italie en traversant le désert de Lybie. Violence des contrebandiers, prison et racket en Lybie (on apprend que, en 2006-2007, 97 000 étrangers y ont été arrêtés) constituent autant de stations sur un vrai chemin de croix. Pas de pathos cependant et une grande sobriété dans la forme.
Giallo a Milano de Sergio Basso (2009, 75 mn) joue sur les deux sens du mot “giallo” : thriller et jaune.
Le film parle de la communauté chinoise à Milan. "Pour faire un thriller, il faut 15 ingrédients". Cette mise en bouche annonce la structure du film qui commence sur la scène d’un crime et va s’attacher à montrer la vie des Chinois dans toute sa diversité. Le film est original dans sa forme, toujours inventif et sans complaisance.
Scorie in libertà, de Gianfranco Pannone (2012, 73 mn)
Juin 2011 : les Italiens votent par référendum la fin du nucléaire.
Nous sommes à Latina, la ville créée en 1932 par Mussolini à 70 km au sud de Rome sur les anciens Marais pontins. Elle garde quelques beaux spécimens d’architecture fasciste. Le propos de Pannone (3) ne s’attarde guère sur ce passé peu glorieux. Il retrace l’histoire de la place du nucléaire dans cette ville depuis qu’en 1963, en plein boom économique, on y implanta la plus grande centrale européenne. Depuis, la ville a vécu avec tous les dangers liés au nucléaire : impact sur l’environnement, l’agriculture, la pêche, les problèmes des déchets.
Il se trouve que le réalisateur est un militant anti-nucléaire de toujours, et son film est donc à la fois une histoire de Latina confrontée à ce problème en même temps qu’une chronique des luttes contre la centrale. Il s’agit d’un film tout entier animé par cet engagement personnel, conduit avec rigueur et qui repose sur un grand dynamisme dans sa construction.
Scuolamedia de Marco Santarelli (2010, 77 mn)
Introduire une caméra dans une école ne va pas de soi, il est tellement facile de passer à côté de la réalité ou de se satisfaire de banalités.
Ce n’est pas du tout le cas du film de Marco Santarelli qui filme la vie dans le collège Luigi Pirandello, dans une banlieue industrielle de Tarante. Rien de spectaculaire, nous voyons élèves et adultes dans ce qu’il y a de plus quotidien : cours de musique, d’escrime, de religion (les jeunes ont du mal à intégrer la peur de l’Enfer), problèmes d’absentéisme. Le film se clôt sur une journée de rencontre avec les parents et deux hommes qui échangent des propos dignes du café du commerce sur l’école.
Or justement le film se situe sur un tout autre plan, à hauteur d’homme. Aucun commentaire, juste une vérité de la caméra, des cadrages. On ne sent jamais la tentation de juger, mais le spectateur est mis en face d’une réalité trop souvent déformée par les discours.
Palazzo delle Aquile de Stephano Savona, Alessia Porto et Ester Sparatore (2011, 128 mn)
Le Palazzo delle Aquile est le nom du siège du pouvoir municipal de Palerme. Le 23 octobre 2008, dix-huit familles expulsées de l’hôtel où elles étaient logées occupent la salle du conseil municipal et vont y rester près d’un mois, exigeant d’être relogées.
Quelques élus de gauche discutent avec les familles sans trouver de solution, car le problème du logement à Palerme est bien plus vaste que le sort des occupants.
Nous assistons donc à un affrontement dans lequel l’enjeu démocratique prend un tour presque symbolique entre ces pauvres gens et le lieu grandiose dans lequel ils se sont installés. On leur propose un hébergement en hôtel. Le lendemain, les occupants sont évacués pour une réunion du conseil municipal, à laquelle ils assistent à travers une vitre. On leur promet qu’après un mois en hôtel ils auront droit à un logement. Les familles sortent.
Un an plus tard, on voit des tentes installées devant le Palazzo. En un peu plus de deux heures, le film sans aucune intervention des réalisateurs autre que des choix purement cinématographiques, ne cesse de poser de vraies questions sans chercher à imposer des réponses toutes faites. Un vrai modèle de ce que peut produire la démarche documentaire. Le film a d’ailleurs été primé au Cinéma du Réel.
Milano 55,1, film collectif coordonné par Luca Mosso et Bruno Oliviero (2011, 95 mn)
Ce film retrace la "chronique d’une semaine de passions", celle de l’entre-deux tours des élections municipales de Milan en mai 2011, qui virent la victoire de Giuliano Pisapia, homme de gauche, après des décennies de pouvoir de droite.
Plus de cinquante cinéastes ont sillonné la ville pour être présents partout où se livrait la bataille.
Le film a été financé par un collectif d’individus et d’institutions. Le résultat est à la mesure de l’investissement et nous plonge dans l’énergie non seulement des militants impliqués dans la campagne mais aussi des Milanais.
Au rythme des meetings géants devant le Duomo, la nuit avec les colleurs d’affiches de la Ligue du Nord, dans les salons des conférences de presse de la candidate berlusconienne, on vit le suspense d’une élection à fort enjeu symbolique.
Le long travail de montage de l’ample matériel récolté n’occulte en rien la dimension humaine de cette semaine trépidante. Le film constitue une passionnante plongée dans la chose politique.
Nous avons aussi le plaisir de voir deux grands photographes milanais (cofinanceurs du film) : Gianni Berengo Gardin commente son livre Gente di Milano, et Gabrielle Basilico, au travail devant un immeuble en construction, explique à une passante intriguée ce qu’il est en train de faire avec sa chambre photographique.
Bernard Nave
Jeune Cinéma n°350-351 printemps 2013
1. Il reale allo specchio, Marsilio Editori, 2012, 207 p.
2. À signaler la sortie, chez Feltrinelli, d’un coffret de 2 DVD tout à fait passionnants et sous-titrés en Français, Vivere e morire di lavoro de Daniele Segre.
3. Gianfranco Pannone vient de sortir un livre intéressant : Docdoc, dieci anni di cinema e altre storie, Cinema Sud, 2012.