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Joyland (2022)
de Saim Sadiq
publié le mercredi 28 décembre 2022

par Nicole Gabriel
Jeune Cinéma n°419, décembre 2022

Sélection officielle Un certain regard au Festival de Cannes 2022

Sortie le mercredi 28 décembre 2022


 


Joyland est le premier long métrage d’un cinéaste de 31 ans, Saim Sadiq, et le premier film pakistanais sélectionné à Cannes, où il a raflé le prix du Jury dans la section Un certain regard, ainsi que la Queer Palme. Pour un coup d’essai, c’est donc un coup de maître, d’autant que le film est maintenant en lice pour les Oscars.


 

Nous sommes à Lahore, dans le vieux quartier de la ville, chez les Rana, qui vivent, toutes générations confondues, dans une maison acquise avant la partition du pays. Le patriarche circule en fauteuil roulant dans la cour intérieure tel un monarque sur son trône, portable à la main. Il surveille son monde : ses deux fils et, surtout, ses deux belles-filles et trois petites-filles. Si l’aîné se plie comme il faut à la tradition, exerçant un travail permettant de nourrir les siens, et tâchant, comme faire se peut, de mettre au monde un héritier mâle, il n’en est pas de même du second, au chômage depuis une éternité, jeune homme au foyer, aidant sa belle-sœur dans les tâches domestiques, distrayant les enfants. Sa femme travaille comme esthéticienne et maquilleuse, non seulement pour subvenir aux besoins mais, dit-elle, "parce qu’elle aime ça".


 

On observe peu à peu que, même dans une famille traditionnelle, le patriarcat bat de l’aile. Si Haeder, le fils cadet, n’est pas assez viril au goût de son paternel et de son frangin, les petites filles, quant à elles, jouent volontiers avec des mitraillettes en matière plastique et les belles-filles sont toutes deux très énergiques.


 

Sur le point d’accoucher, l’une d’elles, Nouchi, met en ordre sa maisonnée et demande à Haeder de l’emmener à l’hôpital en scooter, ce qui suppose une certaine prise de risque, la circulation étant ce qu’elle est à Lahore. Tandis que son mari a peur du sang, Mumtaz sait manier le couteau pour égorger la chèvre et préparer le festin destiné à célébrer la naissance du fils tant espéré. Malheureusement, la fête sera en partie gâchée, le bébé étant du sexe faible.


 

Tout est à l’avenant, jusqu’à ce que Haeder se décide enfin à se mettre à travailler. Certes, son job n’est ni avouable ni vraiment reluisant : il est embauché comme danseur dans un cabaret ayant pour principale vedette Biba, une bimbo trans spécialisée dans le ballet érotique. Il cache sa nouvelle fonction à ses proches et se présente comme manager. Pour son malheur, il tombe fou amoureux de la starlette Biba, qui mène avec autorité sa troupe de machos et entend bien affirmer ses droits auprès de tout le monde. Ce cabaret, un ancien cinéma pouvant accueillir un millier de spectateurs, exerce sur lui une véritable fascination. Haeder peut enfin échapper à l’espace confiné de la demeure familiale. Biba, de son côté, n’est pas insensible à son charme, à sa douceur, étant confrontée, une fois sortie de scène, à l’agressivité masculine et à un certain mépris du public. L’idylle s’ébauche.


 

Les choses se compliquent, on l’imagine, avec le choc des deux mondes. Mumtaz, l’épouse, en fera les frais. Cédant aux pressions patriarcales, elle quitte son travail pour se vouer entièrement à mettre au monde l’héritier attendu. Elle sombre dans la dépression, coincée entre l’homosexualité inavouée du mari présupposant la stérilité et l’étau d’une famille omniprésente. Ce qui a commencé dans le sang (celui de l’accouchement et celui du sacrifice de la biquette) s’achève dans les larmes. Le film est un constant mélange de tons. Sa fin est prévisible, qui observe la loi du genre mélodramatique cher au cinéma indo-pakistanais.


 

Joyland, une antiphrase qui donne son titre au film, désigne le parc d’attractions où les deux belles-sœurs se rendent en célibataires, font un tour de grand huit en hurlant de peur et de plaisir, ce qu’elles ne sauraient faire à la maison. Saim Sadiq nous fait vivre, au quotidien, la réalité contradictoire de son pays qu’il traduit par des effets d’ombre et de lumière - l’obscurité du foyer contraste avec les éclairages scéniques de l’établissement de plaisirs interdits où se produit Biba. Les comédiens sont excellents, en particulier Alina Khan (Biba) et Rasti Farooq (Mumtaz).


 

Bien que le Pakistan ait d’autres chats à fouetter - les deux tiers du territoire étant actuellement inondés -, la sortie du film dans ce pays donna lieu à de furieuses polémiques, à des rebondissements et autres volte-face spectaculaires et devint un enjeu politique.
D’abord autorisé à être diffusé en août 2022 par le Bureau de la censure cinématographique, il a ensuite été interdit sur la pression de groupes islamistes tels que le TLP (le Tehreek-e-Labbaik Pakistan), naturellement favorable à la charia) au prétexte que cette histoire d’amour entre un homme et une transgenre contrevient aux règles de la décence et de la moralité et est punissable à l’instar du blasphème. Il faut dire que la mention du nom de Malala Yousafzai en tant que executive director n’a pas dû arranger les choses. Cette jeune militante s’était battue pour le droit des filles d’aller à l’école et avait échappé de peu à une très grave tentative d’assassinat.
Ultime péripétie : le gouvernement est revenu sur l’interdiction du film considérant qu’il "pourrait être présenté au public pakistanais après quelques légères coupures". La campagne menée sur Twitter (avant le rachat de la plateforme) aussi bien par le monde intellectuel que par le milieu artistique explique, en partie, ce revirement en haut lieu.

Nicole Gabriel
Jeune Cinéma n°419, décembre 2022


Joyland. Réal, sc, mont : Saim Sadiq ; sc : Maggie Briggs ; ph : Joe Saade ; mont : Jasmin Tenucci ; mu : Abdullah Siddiqui. Int : Rasti Farooq, Alina Khan, Sarwat Gilani, Ali Junejo, Salmaan Peerzada (Pakistan 2022, 126 mn).



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