Pesaro, juin 2011, 47e édition
Le nouveau documentaire russe
par Bernard Nave
Jeune Cinéma n° 340-341 automne 2011
L’édition 2010 de la Mostra internazionale del Cinema de Pesaro avait consacré une part importante de sa programmation au cinéma de fiction russe.
Cette année, le travail de découverte portait sur le cinéma documentaire, confirmation d’une politique rigoureuse dans l’approche d’une cinématographie laissée dans l’ombre et donc à défricher.
Pas question bien évidemment de viser à l’exhaustivité, le souci des organisateurs étant de dégager des lignes de force, de mettre en évidence des réalisateurs, d’accorder une place spécifique aux femmes. Le parcours proposé a constitué une source constante d’intérêt, voire d’émerveillement.
À partir des archives
Deux réalisateurs abordent le documentaire d’un point de vue historique, en reprenant les images existantes dans les archives.
Avec Blocus de Sergej Loznica (2006, 52 mn), ce sont celles du siège de Leningrad.
Il procède à un montage qui ne vise pas tant à restituer une chronologie des faits qu’à interroger ces images à travers les choix qu’il opère, la recomposition d’une bande son qui évacue tout commentaire pour recréer un univers sonore fait de bruitages, de voix étouffées.
On découvre alors les images dans leur force émotionnelle première, décapées de la musique et de la logorrhée édifiante et propagandiste qui devait les accompagner à l’origine. Nous voyons ainsi la souffrance d’une population vivant sous les bombardements, dans les ruines. Dans la neige et le froid, les cadavres gèlent avant d’être tirés sur des traîneaux vers des sépultures improvisées. Pour se chauffer, des gens viennent démonter les tribunes en bois d’un stade sur lequel veille, dérisoire, un immense portrait de Staline.
Loznica privilégie les images de gens anonymes, formant une foule abandonnée, une cohorte de fantômes en survie, la mort en embuscade, omniprésente. La fin du blocus est montrée à travers la foule qui regarde une canonnière remonter la Neva (on pense aux images d’Octobre d’Eisenstein) et le feu d‘artifice. Le film se termine sur les images d’un rassemblement au milieu duquel des camions amènent des hommes pour une pendaison, celles des victimes des purges staliniennes.
Par sa sobriété, le film est impressionnant car il laisse le spectateur confronté aux images sans recours à la moindre explication, sans autre repère que sa propre mémoire. Des images qui acquièrent alors une dimension tragique dans une sorte de requiem à portée universelle.
Pavel Medvedev procède un peu de la même manière dans Ascension (2008, 49 mn).
Le sujet couvre la conquête spatiale soviétique.
Même recours aux images d’archives, travail sur une bande-son sans commentaire, mais le résultat est bien évidemment différent.
Medvedev se situe entre admiration et humour. Admiration pour la technologie, les moyens mis en œuvre, humour dans le montage quand par exemple il détaille le préparatif d’un lancement avec l’emphase du dispositif officiel mis en place pour fêter les cosmonautes en route vers leur fusée. C’est aussi, pour Medvedev, l’occasion de revisiter la compétition avec les États-Unis, dans le climat de la guerre froide. Pour le spectateur d’aujourd’hui, le film dégage l’impression d’une époque révolue à travers des images qui nous paraissent démodées et qui prêtent parfois à sourire.
Avec Sur la cinquième planète à partir du soleil (2006, 32 mn), Medvedev visite la région d’Arkhangelsk où se sont longtemps tenus les essais nucléaires. Il y montre les gens parcourant les marais à la recherche de restes pour vendre la ferraille qui jonche le paysage, où pour les transformer en objets quotidiens. Le style de la photographie, le sens de la composition, donnent l’image de la désolation infligée au paysage, comme après une bataille.
La Russie d’aujourd’hui
Le reste de la sélection était centrée sur la Russie d’aujourd’hui, permettant ainsi de découvrir d’autres réalités que celles que nous livrent les médias.
Le point commun de nombre de ces documentaires tient à la façon de s’intéresser à l’intime, de plonger au cœur d’une société contradictoire.
Autre point commun : la prépondérance accordée au dispositif de filmage. On sent chez certains documentaristes russes le souci de ne pas seulement fixer la réalité qui les entoure, mais de la mettre en forme, par un regard personnel fort, un questionnement des codes du documentaire qui donnent aux films que nous avons vus une grande originalité.
Commençons par Victor Kossakovski, chez qui l’importance du dispositif de filmage paraît comme consubstantielle à son style documentaire.
Dans Svyato (2005, 45 mn), il filme sa fille de deux ans découvrant sa propre image dans un miroir et qui se met à jouer avec cet "autre" enfant. Dans un premier temps, nous suivons cette découverte avec émerveillement, d’autant que Kossakovski filme et joue avec sa fille sans tout de suite dévoiler la disposition du lieu et l’emplacement du miroir, le tout dans un long plan séquence audacieux. Malheureusement, fini le plan séquence, le filme dure un peu trop longtemps et finit par se déliter.
Chut ! (Tishe !) (2003, 80 mn) est entièrement filmé depuis la fenêtre de l’appartement de Kossakovski à Saint-Pétersbourg.
Au centre de ce bout d’asphalte, un trou en formation qu’une équipe d’employés vient reboucher de manière tellement sommaire que bientôt, il faut employer de plus gros moyens pour enrayer les dégâts, après la pioche et la pelle, la pelleteuse et le réasphaltage. Les voitures circulent autour de ce trou à peine signalé, dans un ballet qui devient comique, révélant en même temps la misère du service "public". Le film ne s’arrête pas à cet incident, il suit aussi le passage des saisons avec pluie, neige, printemps. Nous voyons ainsi les habitués du quartier : une concierge qui nettoie le bas de la façade de l’immeuble d’en face, une vieille dame qui, un jour d’hiver ensoleillé, vient ramasser la neige sur un banc pour la mettre dans un sac à provisions. Le quotidien, l’insignifiant finissent par prendre une densité inattendue. Kossakovski fait preuve d’un sens aigu de l’observation, à travers un rythme de montage dont l’apparente nonchalance n’est pas dépourvue d’une pointe de surréalisme.
Autre cinéaste de grand talent, Alexander Rastorguev applique à ses films un traitement plus cru, plus âpre. Il faut dire qu’il cherche à coller au plus près à la réalité, à l’observer sous un angle critique fort, pour mieux en faire apparaître les contradictions.
Dans Pur jeudi (2003, 46 mn), il suit de jeunes recrues en cours de préparation pour partir en Tchétchénie. Dans la tristesse de leur regard se lit l’angoisse de ce qui les attend et leurs gestes quotidiens, la toilette, la cuisine, les exercices ne sont que la préfiguration de ceux qu’ils devront accomplir, avec, en plus, le risque de la mort dont ils ne parlent pas mais qui les habite en permanence. Plus que le discours, ce sont ces images filmées au plus près des corps qui en portent témoignage.
Dans Tendre chaleur : plage en folie (2005, 125 mn), sa démarche se développe avec plus d’ampleur, non seulement par la durée du film, mais surtout par la variété des personnages, le rythme de ce qui prend l’allure d’un récit, celui d’un été sur une plage de la mer Noire.
On y voit un tourisme de masse qui croise une multitude de portraits tous plus saugrenus les uns que les autres. Un homme qui ramène un chameau dans une remorque pour gagner de l’argent sur la plage, une femme un peu défraîchie qui cherche encore à se faire passer pour la beauté fatale qu’elle n’est plus, deux jeunes la plupart du temps éméchés dont la seule ambition est de se trouver une fille à baiser, un nain qui épouse une jeune femme lors d’une noce haute en couleurs. En prime, nous avons droit à Vladimir Poutine himself, venu en tenue décontractée rencontrer les élus locaux en toute simplicité.
Alexander Rastorguev filme tout ce monde en vacances avec une extraordinaire aisance, dans une proximité qui fait de chacune des scènes du film, de chaque personnage un maillon dans un ensemble où le documentaire pourrait sans difficulté basculer dans la fiction. Ce qui est le plus étonnant réside dans la maîtrise du propos où, ici encore, l’étude des comportements nous informe sur l’état de la Russie, celle que nous ne voyons jamais. Le tout sur un ton qui se joue du ridicule.
En compagnie de Pavel Kostomarov, Alexander Rastorguev a conduit récemment une expérience tout à fait originale dans I Love You (2011, 72 mn).
L’importance du dispositif de filmage dont nous parlions plus haut se révèle ici capitale.
Il s’agit de donner à voir trois jeunes, à qui les réalisateurs ont confié une petite caméra pour se filmer eux-mêmes dans leurs virées en voiture, leurs soirées, leur travail.
Il ne s’agit pas de croire que les réalisateurs ont abdiqué toute responsabilité dans une démarche de démission devant une mise en images totalement abandonnée à ces jeunes. Certes, leur façon de se filmer est sujette à tous les aléas de leurs élans : plans saccadés, cadrages à l’emporte-pièce, son brut. Le spectateur se retrouve embarqué dans un tourbillon d’images dont il ressort abasourdi, comme ivre de sensations.
C’est dans ce sentiment d’immédiateté que les réalisateurs ont puisé le moyen de nous livrer ce portrait en direct et sans concessions de la jeunesse russe d’aujourd’hui.
Plus traditionnel dans sa forme, Beyond Stalker (Au-delà de Stalker) d’Igor Majboroda (2008, 140 mn) ressuscite la figure du grand directeur de la photographie, Georges Rerberg (1937-1999), collaborateur de Tarkovski sur Le Miroir et en partie sur Stalker avant qu’il ne soit remplacé en cours de tournage.
Majboroda revient sur les raisons de la brouille entre les deux hommes, après laquelle Rerberg disparut pratiquement, réduit à tourner des publicités. Le film rappelle utilement quelques traits du génie de Rerberg, en particulier l’audace dont il fit preuve sur la photographie du Premier Maître de Kontchalovski dans l’utilisation de blancs saturés.
Majboroda se livre donc à une véritable enquête sur ce qui advint lors du tournage de Stalker, comment les deux hommes entrèrent en conflit à un moment où Tarkovski s’absentait souvent pour mener de front une mise en scène d’Hamlet. "Il y avait un génie de trop" dit l’une des personnes interrogées.
Lorsque le réalisateur fait retourner les scènes déjà filmées par Rerberg, le résultat s’avère être quasiment identique. Il y a donc chez Majboroda l’intention de retrouver la part de vérité et de rendre à Rerberg sa place en tant qu’artiste. Le film est fortement influencé par la musique. Il avait longuement filmé un des très grands chefs d’orchestre russe, Mravinski, lors de son travail avec ses musiciens. Ces documents sont passionnants et la musique de Chostakovitch entre en résonnance avec l’univers visuel des images de Stalker. Rerberg était aussi cousin de Rostropovitch ; c’est lui qui filma l’enregistrement des Suites pour violoncelle de Bach dans la basilique glaciale de Vézelay.
À signaler enfin que, vers la fin du film, Majboroda reprend un dialogue entre Rerberg et Nykvist à propos de leur travail de directeurs de la photographie. Un documentaire en tous points passionnant.
Les réalisatrices
Parmi les documentaristes femmes présentes à Pesaro, retenons les noms de Marina Rasbezkina et Alina Rudnickaja, dont les films témoignent d’une approche plus intime, peut-être plus poétique en particulier pour la première.
Dans La Vie tout simplement (2002, 19 mn), Marina Rasbezkina filme une veuve qui, dans son village de campagne, tente de retrouver le bonheur en construisant un monde rêvé à partir des images qu’elle voit à la télévision.
La réalisatrice parvient avec une grande économie de moyens à nous faire partager l’univers factice et poétique de son personnage.
Avec Vacances (2005, 52 mn), elle suit des enfants de l’ethnie Mansi qui partent de l’école pour passer des vacances chez leur grand-mère dans un village perdu dans le Grand Nord glacé de la Sibérie. Après un long voyage, emmitouflés, dans un autocar sans confort, ils s’installent dans la maison pour une vie faite de jeux dans la neige, de parties de cartes à la lumière de bougies. Images de bonheur simple, d’une vie coupée du monde, avec, pour seul incident, la visite chez le médecin dans la ville la plus proche au terme d’une longue marche où la grand-mère tire un traîneau dans la neige et le blizzard. Au-delà du tour de force incroyable qu’a dû représenter le tournage, Marina Rasbezkina filme magnifiquement ses personnages, les paysages et les intérieurs, donnant à ses images une forte charge poétique.
Les films d’Alina Rudnickaja font preuve d’un point de vue plus féministe, surtout dans le choix des sujets abordés.
Dans État civil (2005, 29 mn), Alina Rudnickaja installe sa caméra dans un bureau où défilent mariés, candidats au divorce, etc., pour enregistrer devant un(e) fonctionnaire les actes importants de la vie.
Dans ce court défilé de gens très ordinaires, elle garde ce qui témoigne, de façon souvent drôle mais aussi tragique, des rapports hommes-femmes, à savoir souvent un machisme ordinaire.
Bitch Academy (traduire "académie pour putes" (2007, 31 mn), elle se montre encore plus incisive.
Nous sommes à Saint-Pétersbourg devant un institut où des jeunes filles attendent avant de monter à l’étage pour suivre une formation en vue d’apprendre à séduire des hommes riches, et donc sortir de leur condition modeste. Le patron de cette "académie" mène son affaire en jouant de sa propre séduction sur les filles, professant les moyens les meilleurs pour aguicher les hommes.
Alina Rudnickaja joue à la fois sur la conscience qu’ont les personnages qu’il / elles sont filmés, et leur progressif oubli de la présence de la caméra.
C’est dans ce jeu que se révèlent tous les fantasmes liés au rapport homme-femme. Elle ne cherche jamais à théoriser le sujet, tout découle du choix du lieu, des hasards qui surviennent devant l’objectif. C’est pourquoi son film est à la fois comique, instructif et parfois terrifiant.
Comme on le voit, cette sélection (pardon pour les réalisateurs et films que je n’ai pu aborder ici) a permis de se faire une idée de la situation du documentaire en Russie, en insistant sur des auteurs, des formes plus que sur des thématiques.
Toutefois la réalité russe transparaît de manière forte, d’autant plus forte qu’elle ne colle pas à ce que nous attendons, finalement peu au fait que nous sommes de ce qui fait le quotidien des gens.
Au vu des découvertes, on peut se demander si finalement le documentaire russe n’est pas plus inventif que ce que nous voyons dans le domaine de la fiction.
Parce qu’il met en œuvre des moyens plus légers, il offre en définitive plus d’espaces de liberté à des cinéastes dont le potentiel de création paraît immense.
Il resterait à approfondir les conditions de production et de diffusion de ces documentaires.
Bernard Nave
Jeune Cinéma n° 340-341 automne 2011