Pesaro, juin 2006, 42e édition
Le nouveau cinéma argentin
par Andrée Tournès
Jeune Cinéma n° 305 octobre 2006
Le point fort de la Mostra del Nuovo Cinema était cette année un hommage au cinéma argentin des années 90.
Malheureusement, il a été partiellement présenté dans une salle vidéo, dans des copies non sous-titrées.
Deux rétrospectives ont permis de connaître deux auteurs mal connus en Europe : Leonardo Favio, chanteur populaire reconverti en cinéaste, et Pere Portabella, un producteur espagnol qui produisit à l’époque franquiste Los golfos de Carlos Saura, El cochecito de Ferreri, et surtout Viridiana de Buñuel. L’ostracisme du Vatican repercuté en Espagne le força à s’exiler.
Les jeunes cinéastes des années 90 - la période la plus sombre depuis la fin de la dictature (1) -, ont, dans leur diversité, quelques points communs.
* D’abord une rupture nette avec la génération précédente, dont ils reconnaissent la valeur, comme en témoigne le film de Carlo Duran Dirigido por…, entretiens avec des cinéastes argentins plus anciens, mais dont ils ne sont pas les disciples. Ils sont passionnés par le présent, ignorent les films historiques et les adaptations littéraires, s’intéressent à des personnages contemporains pris dans leur vie quotidienne, ce qui n’exclut pas certains traits insolites, voire excentriques, au sens initial du mot.
* Le contexte est urbain, à quelques exceptions près, comme La Cienaga de Lucrecia Martel.
* Presque tous ont fréquenté les écoles de cinéma (2), mais aussi, à l’université, des cours d’architecture ou de philosophie. Ils possèdent dès leurs débuts une grande maîtrise du récit et de la direction d’acteurs, comédiens ou non-professionnels. Leurs films sont pauvres, mais parfaitement dominés, employant parfois une quarantaine d’acteurs pour un récit de grande envergure.
* Presque tous les films présentés (un peu plus de vingt) sont des œuvres qui, tout en témoignant de leur temps, sont d’avant-garde, bouleversant les habitudes du montage, passant du noir à la couleur, mélangeant les cadres et les dimensions de l’écran, etc.
* Tous affichent un point de vue sur la société et la vie politique. Certains sont des documentaires classiques, d’autres, aux allures de cinéma-vérité, sont des fictions, d’autres encore introduisent dans leur fiction, le tournage même du film.
Un seul titre de la sélection, La Fe del volcan d’Ana Poliak, dont l’action minimaliste, une très jeune fille sur une route et un homme dans sa chambre, étire interminablement un sujet d’un court métrage, m’a semblé sans intérêt.
Le film le plus émouvant de la décade était Grissinopoli, il pais de los grisines de Dario Doria (2004).
Le film suit pendant deux ans l’expérience des ouvriers d’une usine de gressins, restés neuf mois sans salaires, puis abandonnés par leur patron. Seize d’entre eux décident de continuer le travail, popularisant leur action, vendant leur produit, et finalement obtiennent de la Chambre des députés une loi qui permet au travail de légitimer la propriété. Doria commence par montrer en un lent travelling les visages des occupants, suit les discussions, montre la fierté de n’être plus commandé, la fatigue, la difficulté pour des manuels de prendre en main une comptabilité, d’étudier les lois. Il s’attache surtout à une jeune femme porte-parole, qui s’épuise sous le poids de ses responsabilités, et à un collègue plus vieux qu’elle entraîne devant les députés, un homme simple sans instruction, qui lit trop lentement et se sent perdu dans les couloirs de la Chambre.
L’œuvre la plus complexe sur les répercussions de la crise sur une petite entreprise est une fiction, PYME sitiados (Petite et moyenne entreprise, les assiégés) d’Alejandro Malowicki (2004).
Un sujet tragique dont le processus et son dénouement sont connus d’avance. Le terme "sitiados" désigne l’ensemble de l’entreprise, patron, employés, ouvriers, le fils du patron et le représentant syndical, tous condamnés.
Le dilemme du patron est d’utiliser les maigres fonds qui lui restent pour payer ses ouvriers et les mettre au chômage, ou de rembourser ses découverts auprès des banques et renouveler une demande de crédit : fermer boutique ou convaincre les ouvriers de travailler sans salaire. Les ouvriers discutent, continuent le travail, mais occupent l’usine et empêchent tout le monde de sortir ou de rentrer…
Les films collectifs comportent toujours quelques courts de dénonciation.
Dans Historias brevas, Jorge Gaggero évoque le calvaire d’un adolescent qui joue avec le feu, devient voyou et se transforme en une vieille loque, presque décomposée et nue dans un asile.
Gotan City, de Julian Bees, Fulvio Grubissich et Silvana Silvestri constitue un programme de télé et un retour sur le passé, exceptionnel dans le jeune cinéma argentin. Un des meilleurs morceaux fait le portrait de Raimundo Gleizer - son enfance bourgeoise, son parcours révolutionnaire, son film La rivoluzione congelata et sa mort : arrêté par les sbires de Videla, torturé, rendu fou et porté disparu. Un autre passage filme l’interview d’Adolfo Perez Esquivel, expliquant les conséquences du libéralisme sauvage.
Un autre document, La mecha de Raul Perrone (2003), suit l’errance de don Galvan, un très vieil homme qui va chercher en ville une mêche pour son appareil de chauffage.
Une longue marche dans les bois et la plaine, les rues bruyantes de la ville, à travers les étapes de sa quête : les magasins ne fournissent plus de mêches, on l’envoie chez un vieil ami qui ne peut la réparer, puis un Chinois qui se targue d’avoir tout dans son magasin. Une histoire minimale sur le courage, la patience, l’obstination. La caméra suit le parcours du vieil homme, les regards qu’il porte sur un monde transformé et bruyant, et l’intérêt des passants pour le cinéaste.
Documentaire ou fiction, on reste perplexe. L’auteur du film en est le scénariste, mais don Galvan est le nom du personnage et de l’acteur. En tout cas, Perrone porte un regard aigu sur la solidarité, l’indifférence de la foule, la consommation dans une société hors de portée des paupérisés.
D’autres films, plus personnels, étaient moins obsédés par la crise économique.
Mais des éléments communs lient ces jeunes cinéastes à leurs collègues : le minimalisme, le sens du quotidien et les films de quatre sous.
Il juego de la silla d’Anna Katz (2002) décrit le comportement d’une famille, mère, sœurs, cousin, qui joue le jeu du bonheur quand Victor, exilé au Canada, revient après huit ans d’absence. On danse, on chante en chœur, la mère mène le jeu. Un jeu qui vire au drame. Victor se rend compte qu’il est un étranger. Filmé très simplement, le film vaut par l’action et le jeu des acteurs.
Il metodo de Marcello Piñeyro (2005) est une attaque virulente et froide du système de sélection des multinationales, qui testent jusqu’où peut aller un candidat pour éliminer ses concurrents.
Un film presque totalement parlé qui a un peu dérouté le public populaire des soirées sur la place. Sept candidats, venus pour un entretien, munis de leur CV, se retrouvent enfermés dans une grande pièce et ses sept ordinateurs, dont l’un va donner des ordres. Le premier ordre est de voter lequel des sept est la taupe de l’entreprise et sera éliminé. L’avant-dernier ordre - toujours sous forme d’un vote - est de sélectionner les cinq le plus à même d’être utiles dans un abri souterrain en cas d’alerte atomique, ce qui correspond à choisir celui qu’on va tuer.
Le spectateur n’est pas plus préparé que les personnages. Un très bref plan au départ du film rappelle les manifestations des "casseroles", donnant ainsi le point de vue du cinéaste : du grand balcon, tout en haut du gratte-ciel où siège l’entreprise, au cours d’un petite pause-repas vers la fin du test, personne n’a vue sur la rue.
Caja negra, premier film de Luis Ortega, avait séduit à Mannheim en 2001. Une intrigue minimale, la reconstruction d’une famille, un tournage dans la rue, un budget de quatre sous, des acteurs non-professionnels. Monobloc (2005) en est l’exacte antithèse.
Un Luna-Park en déclin n’est qu’un simple décor abstrait, représenté par une grand roue immobile et un costume de Mickey. Quatre femmes y survivent, une directrice, une actrice licenciée, sa fille qui se prostitue, une grosse voisine généreuse. Une petite communauté dans le no man’s land, qui va se défaire. Madrina, une grosse cinquantenaire, est l’élément généreux qui aide la famille. C’est elle qui, soudain, saura s’en aller.
Cette intrigue n’est qu’une armature pour un film étonnant et inquiétant. Aucune (ou presque) relation de cause à effet, rien n’est sûr. Mère et fille sont handicapées, la directrice est l’amie de cœur de Perla qu’elle renvoie, les deux blocs de maisons sont identiques. Une poussée de bonheur réunit la directrice et sa licenciée au sommet de la roue. La beauté des représentations est abstraite : un énorme plan frontal présente Madrina heureuse dans un bassin d’eau, un plan d’intérieur est coupé en deux, à gauche, de face, en plan américain, Perla travaille, à droite au fond, Nena, la fille, est étendue sur un lit, filiforme et horizontale, attendant son client. Des fragments superbes nous sont offerts, éléments d’un puzzle, une gamme de couleurs raréfiée, terre, vert-de-gris, brun pâle.
Daniel Burman est sans doute le cinéaste de la Nouvelle Vague argentine le plus connu en Europe, le plus salué dans les festivals.
Avec Esperando al Mesia (2000), il a commencé une trilogie sur les rapports père-fils, ce premier film suivait le trajet d’un jeune Juif quittant sa famille.
Dans El abrazo partido (Le Fils d’Elias) (2004), un fils retrouve son père parti le jour de sa circoncision pour aller en terre sainte. Le plus cohérent et décidément autobiographique : Derecho de familia (2006) est une comédie pince-sans-rire où un fils, avocat comme son père (celui-ci excentrique, celui-là très rigoureux), se laisse diriger jusqu’au jour où lui-même devient père et en mesure la piètre situation.
Pesaro l’a mis à l’honneur en présentant son dernier film en début de festival sur la place, et programmant ses courts métrages inclus dans les films collectifs.
En fin de course, le plus beau film de la sélection argentine était l’hommage de 80 minutes à une chanteuse de tango des années trente soudain disparue.
Yo no sé qué me han hecho tus ojos (Je ne sais ce que m’ont fait tes yeux), de Sergio Wolf et Lorena Munoz, coscénariste (2002). Le film transgresse les règles de la génération de 1990.
Tout le début est un rappel ému de la carrière de la diva - photos, affiches, extraits de ses films avec Carlos Gardel et Rudolf Valentino, bain de foule.
Filmée au présent, sur un plateau de télévision, une chanteuse imite les poses d’Ada, dont on entend la voix. Le cinéaste se filme errant dans Buenos-Aires, à la recherche des casinos, des théâtres, du célèbre Odeon, opposant photos et affiches d’époque à ce qui les remplace : une banque, une assurance, un Macdo. Il est à la recherche de l’un de ses plus beaux titres, introuvable, un film nitrate vraisemblablement détruit.
Mais il retrouve des vieux projectionnistes dont l’un, amoureux de son idole, aurait gardé quelques plans.
En fait, Wolf se filme lui-même, il se délecte à découvrir dans le mystère de cette disparition des éléments narratifs, une intrigue, des acteurs. C’est alors qu’il rencontre quelqu’un qui sait ce qui est arrivé à la diva, enfermée dans un couvent de chartreuses.
C’est une très vieille et laide dame, décharnée, qui parle d’elle-même à la troisième personne. Wolf est venu avec Martin Rejtman à Pesaro, il est, à 40 ans, professeur de cinéma, critique de films, directeur de revue et on attend son prochain livre La Fiction documentaire.
Andrée Tournès
Jeune Cinéma n° 305 octobre 2006
1. La situation économique, déjà catastrophique en 1989 où se déclenchèrent protestations et saccages de supermarchés, fut aggravée par l’arrivée au pouvoir de Carlos Menem, élu sous l’égide du parti péroniste, le PG. Toutes les grandes entreprises furent achetées par l’étranger, l’industrie qui faisait la richesse de l’Argentine fut démantelée, les organisme d’État, comme les chemins de fer et la poste furent privatisés. La province du Sud se retrouva sans voies de communication. Une inflation gigantesque, la mort des petites entreprises, le chômage engendrèrent une paupérisation des classes moyennes et ouvrières.
En 2001, le gouvernement autorisa les banques à confisquer l’argent des citoyens. La révolte fut violente, des groupes venus de province bloquèrent les routes, la répression fut sanglante.
Après le départ de Menem et une valse d’élus incapables, le nouveau président Nestor Kirchner renversa la situation, s’opposa aux multinationales, ne paya qu’une partie des dettes au FMI, annula l’immunité laissée aux généraux assassins de la dictature et rétablit les nationalisations.
2. Les organismes du cinéma échappèrent, à la privatisation. L’Institut national du cinéma, devenu en 1995 l’INCAA, augmenta la production nationale, le nombres des salles, multiplia les écoles de cinéma, redonna vie au Festival de Mar del Plata.
Le public affluait aux films argentins ; une taxe sur les entrées, une autre sur les films publicitaires, un impôt sur les VSH permit à l’INCAA d’aider les films.
Ceux-ci furent classés en trois catégories selon leurs qualités culturelles, sociales, éducatives, les deux premières furent subventionnées.
C’est ainsi que toute une jeune classe de cinéastes créèrent, avec peu de moyens, des œuvres personnelles, et laissèrent les produits commerciaux inspirés par le cinéma américain.
Cf. les études de Maria Alma Tozzini et Alfredo Marino in Pedro Armocida, Daniele Dottorini et Giovanni Spagnoletti éd., Il cinema argentino contemporeano e l’opera di Leonardo Favio, éd. Marsilio.