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Roussel, Vincent (livre)
Bertrand Blier, cruelle beauté (2020)
publié le mardi 3 janvier 2023

par Lucien Logette
Jeune Cinéma n°406-407, printemps 2021

Vincent Roussel, Bertrand Blier, cruelle beauté, Paris, Marest, 2020.


 


Si de nombreux réalisateurs ont eu des problèmes de reconnaissance critique, il n’en a jamais été de même pour Bertrand Blier. Une fois passé le cap des deux premiers films, l’un, Hitler… connais pas (1963), ignoré, l’autre, Si j’étais un espion (1967), à peine regardé, chacun des suivants, à partir des Valseuses (1974), a été un événement. Événement pas toujours bien accueilli, mais dont plusieurs ont marqué leur époque. Et très rapidement, le réalisateur a échappé à l’étiquette de "fils de" pour se faire un prénom et une place bien particulière dans le cinéma national, au moins trois décennies durant. Celle d’un troublemaker (le français "trouble-fête" ne correspond pas), un créateur de films-oursins laissant peu d’occasions d’être empoignés sans désagrément. Un cinéma dérangeant, jamais consensuel, abordant à rebrousse-poil des sujets tout sauf ronronnants, et qui pourtant trouvaient le public - jusqu’au moment où le public n’a plus suivi, question de générations - à 20 ans, on peut vibrer devant Les Valseuses, pas devant Les Côtelettes (2003).

Le plus curieux, c’est qu’un auteur aussi certifié, avec une œuvre aussi pleine et propice au décryptage, n’ait pas éveillé plus d’analyses : le seul ouvrage d’ensemble, dû à Gaston Haustrate, dans l’excellente collection de chez Edilig, date de 1988. Bertrand Blier avait déjà un bilan de haut niveau, mais il n’avait pas encore signé Trop belle pour toi (1989), la trilogie Anouk Grimberg (1991-1996) et Les Acteurs (2000) - ni même Le Bruit des glaçons (2010), qui est un concentré de sa manière. C’est-à-dire la moitié de son œuvre.
Puisqu’on peut raisonnablement penser qu’elle est achevée, la réception publique de Convoi exceptionnel (2019), faisant de ce dernier film son ultime, il était temps d’y revenir.

Vincent Roussel définit dès l’abord son propos : "À l’heure d’un certain révisionnisme idéologique, il s’agit de se replonger dans son œuvre afin de mesurer sa singularité et de voir de quelle manière elle témoigne des évolutions des mœurs et des mentalités de la société française".
On écrirait plutôt "révisionnisme idéologique certain", mais quant au reste, c’est évident : plus qu’aucune autre, la filmographie de Bertrand Blier est un miroir, inversé, prémonitoire, décalé, des années qu’elle a traversées. Non que l’auteur ait cherché à rendre compte de son époque. La réalité qu’il invente dans Calmos ou Merci la vie n’a que peu à voir avec le réel, mais elle est autrement forte, et c’est là son intérêt.

L’auteur (1) ne fait pas partie des admirateurs "canal historique" de Bertrand Blier : il avoue qu’il l’a découvert presque à mi-course, avec La Femme de mon pote (1983), à la télévision, qui ne lui a pas laissé un "souvenir impérissable", et on le comprend. L’éblouissement est venu avec Trop belle pour toi, vu en salle, et on le comprend également. Nous ne sommes pas dans l’hagiographie mais dans une approche à la première personne - Blier et moi -, qui, tout en affirmant l’importance du cinéaste et ses éclairs, reconnaît ses faiblesses ponctuelles ou ses provocations parfois faciles.

Vincent Roussel décrit deux itinéraires, celui du réalisateur et le sien, au fil des trois décennies durant lesquelles ses films l’ont accompagné. Décennies socialement décisives par les problématiques qui les ont traversées, comme il les énumère : "la libération sexuelle, le féminisme, les villes nouvelles, l’homosexualité, les années Sida, la banlieue, la prostitution, la maladie, l’émancipation de l’individu et son rapport conflictuel au groupe". Sans qu’il se soit agi d’un cahier des charges à observer pour prendre date, simplement d’un sentiment profond de l’état d’une société à un instant donné et de ses non-dits, ces tabous que Bertrand Blier a su prendre à bras le corps dans des films qui ont fait date. Qui ont fait date parce qu’ils défonçaient les parapets du bon goût, de la bienséance et du socialement correct, à une époque, désormais disparue, où c’était encore possible. Aucun producteur n’engagerait aujourd’hui dix euros pour faire Les Valseuses, Calmos, Préparez vos mouchoirs ou Beau-père, de crainte de passer pour masculiniste, misogyne, pédophile ou incestueux et d’être lynché par les rézosocios (2). Ses films ont fait leur temps, dans tous les sens du terme.

Vincent Roussel les reprend un à un, en leur consacrant l’espace que chacun mérite - trois cents pages pour une vingtaine de films, l’analyse est fouillée -, en les replaçant dans leur contexte et l’évolution de leur auteur -son regard sur ses personnages féminins dans Un, deux, trois, soleil n’est plus celui des Calmos  -, en examinant les différences avec le roman (Les Valseuses, Beau-père) ou la pièce (Les Côtelettes) originels. Travail exemplaire, d’une lisibilité reposante, qui ne se contente pas des idées colportées et ne tente pas de nous faire prendre des vessies pour des lanternes. Combien tu m’aimes ? n’est pas Buffet froid et Convoi exceptionnel n’est pas Tenue de soirée . On pouvait craindre que l’auteur, une fois achevé l’examen des films et passant à celui des "Thèmes et obsessions", ne soit amené à répéter en gros ce qu’il avait déjà énoncé dans le détail. Il n’en est rien, et ses chapitres "Fuir le cauchemar français" et "Hommes-femmes : mode d’emploi", par exemple, apportent un éclairage plus large, tout à fait pertinent.
Bertrand Blier sort intact, ni grandi ni amoindri, de cette relecture. Mais avec sa dimension exacte, celle d’un franc-tireur qui a réussi, tout en cultivant son sens de la marge, à toucher ses cibles sans se compromettre. À la fois isolé et public, et qui, quand le public s’est détourné, n’est pas revenu en arrière : de Buffet froid, ce chef-d’œuvre, au Bruit des glaçons, la trajectoire ne s’est pas infléchie.
Question : après un livre aussi personnel, Vincent Roussel est-il capable d’aborder, avec le même souffle et la même précision, un autre cinéaste qui aurait été un compagnon de route de ses quarante dernières années ? Après un exercice aussi profitable, on le souhaite.

Lucien Logette
Jeune Cinéma n°406-407, printemps 2021

1. On le connaissait pour La Brigandine, les dessous d’une collection, préface de Jean-Pierre Bouyxou, Artus Films, 2017, somme érudite indispensable aux amateurs de curiosa.

2. Notons que Bertrand Blier n’a pas toujours été bien traité par la critique. Ainsi que le rappelle Vincent Roussel, il n’a trouvé grâce ni auprès de Serge Daney ni auprès de Jean-Michel Frodon (certains diront que c’est rassurant) et Jean Domarchi le considérait comme un nazi…

P.S. : Chez le même éditeur Marest, on recommande la lecture du livre (essai-reportage- entretien ?) Le Dormeur de Daniel Da Silva (2020, 128 p.), passionnante recréation du tournage d’un court métrage (1974) de Pascal Aubier à partir du poème de Arthur Rimbaud. Les amateurs anciens y retrouveront la verve du réalisateur de Valparaiso, Valparaiso (1970) et du Soldat et les trois sœurs (1972), les autres découvriront un cinéaste que l’on regrette de n’avoir pas encore abordé.


Vincent Roussel, Bertrand Blier, cruelle beauté, Paris, Marest, 2020, 352 p.



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