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Béraud, Luc (livre)
Les Lumières de Lhomme (2020)
publié le vendredi 6 janvier 2023

par Lucien Logette
Jeune Cinéma n°402-403, octobre 2020

Luc Béraud, Les Lumières de Lhomme, Lyon/Arles, Institut Lumière / Actes Sud, 2020.


 

Suivi d’un texte de Pierre Lhomme.


Une filmographie abondante - plus de quatre-vingts titres en quarante-cinq ans -, rassemblant la crème de la crème des cinéastes, une dizaine de chefs-d’œuvre et une bonne trentaine de films qui ont fait date, une brouettée de récompenses, on a l’impression qu’il n’est pas besoin de présenter Pierre Lhomme. Ce serait oublier qu’un directeur de la photographie, quel que soit son génie, n’est qu’un technicien et que seule la signature du maître d’œuvre est reconnue - entendons-nous : reconnue par le public, grand ou petit ; les amateurs avertis savent ce qu’un réalisateur doit à un chef-opérateur, sans lequel le résultat ne serait pas ce qu’il est.

Et pourtant, pour l’Histoire, Metropolis n’est pas de Fritz Lang & Fritz Arno Wagner, Citizen Kane pas de Orson Welles & Gregg Toland, Sonate d’automne pas de Ingmar Bergman & Sven Nykvist, ni La Reine Margot de Patrice Chéreau & Philippe Rousselot.
Il n’y a que Chris Marker pour avoir offert de partager (et, belle délicatesse, sans l’en avertir) la réalisation du Joli Mai avec Pierre Lhomme, considérant que la responsabilité de chacun dans le résultat était équivalente. (* Cf. infra le texte de Pierre Lhomme.).

D’ailleurs, on constate que les chefs-opérateurs ne sont pas un sujet d’études - la bibliographie indiquée par Luc Béraud en fin de volume ne compte qu’une dizaine de titres (et plus souvent des dossiers de revue que des ouvrages), parmi lesquels trois seulement signés par des praticiens.
Au célébrissime Des lumières et des ombres, publié par Henri Alekan en 1984 et qui connut un succès imprévisible (1) s’ajoutent La Lumière en cinéma de Jacques Loiseleux, paru en 2004 dans la collection pédagogique des Cahiers du cinéma / Scéren-CNDP, et La Sagesse du chef-opérateur de Philippe Rousselot (Béhar, 2013), beaucoup plus épuré, livre de raison et de réflexion, comme son titre le suggère.

Les Lumières de Lhomme ne vient donc pas poser une brique inutile dans un mur déjà trop chargé, au contraire. L’auteur s’est essayé à un genre peu fréquenté car hybride - ce n’est ni une biographie, ni un livre d’entretiens, ni une étude analytique, ni un récit évènementiel. Mais un peu de chaque : on suit la trajectoire de Pierre Lhomme, entre le 5 avril 1930 et le 4 juillet 2019. Il est mort, d’un œdème du poumon, après avoir vu une version presque définitive du livre. Ses dialogues avec Luc Béraud nourrissent les 326 pages de texte, sa pratique toute personnelle et ses techniques de maîtrise de la lumière sont décrites avec précision, le livre fourmille d’anecdotes de tournage et d’évocations des relations avec les réalisateurs qu’il a accompagnés. Le tout justement restitué, avec des commentaires et des digressions qui éclairent les faits et les mettent en perspective.
Car c’est un livre entre gens de métier : l’auteur n’est pas un historien ou un critique s’attelant à un sujet de commande, il a réalisé suffisamment de films pour fournir un point de vue professionnel sur la chose : lorsqu’il décrit les problèmes d’éclairage d’un décor ou le choix d’une focale, c’est en pleine connaissance.

On doit l’avouer : notre expertise est faible et, jusqu’à présent, le cadreur était pour nous le technicien qui tient la caméra et respecte les commandements du directeur de la photo, rien de plus. Les six pages (67 à 72) dans lesquelles sont explicitées sa véritable fonction et la nécessité de l’osmose entre les différents agents, lumière, cadre, acteurs et réalisateur, ont été une révélation. Nous nous doutions que ce n’était pas si simple, notre erreur était de considérer le résultat obtenu sans considérer les moyens pour y parvenir. On tâchera d’y remédier.

Les relations entre Luc Béraud et Pierre Lhomme sont anciennes. Leur première rencontre, univoque, est joliment décrite, le premier se contentant, de regarder chaque soir, l’été 1970, en rentrant chez lui, le second organiser, sur le Pont-Neuf, l’éclairage des scènes nocturnes de Quatre nuits d’un rêveur que Robert Bresson dirigeait alors.
Ce n’est qu’au printemps 1972 qu’ils se (re)trouveront aux côtés de Jean Eustache pour La Maman et la Putain, l’un comme assistant, l’autre comme chef-opérateur - moment historique qui fut le sujet d’un précédent ouvrage (2). Les conditions du tournage - la minuscule équipe entassée dans l’appartement durant des semaines - étaient faites pour déclencher haine ou amitié tenaces ; ce fut la dernière qui prévalut, et s’ils ne travaillèrent plus directement ensemble, jamais ils ne se perdirent de vue, en particulier lorsque Pierre Lhomme dirigea la photo de Dites-lui que je l’aime (1977) et Mortelle randonnée (1983) de Claude Miller, par ailleurs beau-frère de Luc Béraud.

C’est donc à partir des souvenirs du photographe, recueillis au fil de longs entretiens, que l’ouvrage est bâti, sans la formule questions-réponses, toujours un peu rigide, et qui laisse peu de place aux échappées.
Il s’agit bien cependant d’un livre à deux voix, même si les guillemets en sont absents : c’est LB qui parle et c’est PL qu’on entend, mais les rôles sont souvent partagés, et LB ne se prive pas de broder sur ce que PL ne dit pas - par réserve souvent, lorsqu’un tournage ne s’est pas aussi bien déroulé qu’attendu ou qu’un réalisateur ne s’est pas tenu comme il aurait dû le faire : Jean-Pierre Melville, par exemple, dont l’attitude sur le tournage de L’Armée des ombres (1969) vient confirmer ce qu’on savait des postures peu supportables et de la mégalomanie du personnage. Mais c’est surtout les bons souvenirs et les grands moments qui sont évoqués, aux côtés de Alain Cavalier, Chris Marker, Philippe de Broca (3), Jean-Paul Rappeneau, Marguerite Duras, James Ivory, William Klein ou Patrice Chéreau, liste non limitative.

Car Pierre Lhomme a travaillé avec les plus grands - dans sa filmographie ne manquent, parmi nos cinéastes pairs, que quelques-uns, Alain Resnais, Luis Buñuel, avec lesquels on aurait souhaité le voir œuvrer. Mais ce qui surprend le plus, ce n’est pas tant la litanie des noms célèbres, c’est la variété des films qu’il a éclairés, en adaptant à chaque fois sa technique aux désirs et aux moyens.
Enchaîner Le Combat dans l’île de Alain Cavalier (1962), Le Joli Mai de Chris Marker & Pierre Lhomme (1963), Pour le mistral de Joris Ivens (1965) et La Vie de château de Jean-Paul Rappeneau (1966), c’est alterner un premier film soigné en petite équipe, un reportage improvisé au plus près caméra à l’épaule, un documentaire impressionniste en couleurs pour capter l’impondérable, et un film de stars préparé au millimètre par un réalisateur inquiet. Le tout en obtenant à chaque fois le style d’images qui convenait : nous avions vu chacun d’eux à leur sortie (4), frappés par leur qualité visuelle dans des régimes différents, sans penser qu’il y avait le même chef derrière la caméra.
La suite fut du même ordre, passant de À bientôt j’espère de Chris Marker (1968) à La Chamade de Alain Cavalier (1968), du Festival panafricain d’Alger de Wiliam Klein (1969) à L’Armée des ombres (1969), ou, plus tard, de Judith Therpauve de Patrice Chéreau (1978) aux Mains négatives de Marguerite Duras (1979) et de Camille Claudel de Bruno Nuytten (1988) à Baptême de René Féret (1989), appliquant la même inventivité pour éclairer un film destiné à plusieurs millions de spectateurs qu’un film pour le petit nombre.
Quoi de commun entre La Solitude du chanteur de fond de Chris Marker (1974), filmé en quelques jours en 16 mm à la maison (celle de Yves Montand) et les prouesses invraisemblables des mois de tournage de Cyrano de Bergerac de Jean-Paul Rappeneau (1990), sinon l’adéquation des moyens et des fins. C’est là sa puissance et son importance dans l’histoire des chefs-op : avoir su se prêter à de multiples aventures en respectant la forme voulue par chaque cinéaste. Sans jamais considérer que sur un tournage, la roue libre de l’expérience acquise suffisait

Malgré les vingt-deux pages d’index (noms et films), jamais le livre ne se prête au name-dropping. Si l’on voit passer bien des figures célèbres, elles sont là en situation, ponctuation d’un itinéraire exemplaire, depuis son premier assistanat, sur Casino de Paris de André Hunebelle (1957), hélas, mais avec Henri Alekan, jusqu’à son ultime travail, en 2003, sur Le Divorce de James Ivory. Une vie (et un livre) bien remplis.

Lucien Logette
Jeune Cinéma n° 402-403, octobre 2020

1. L’édition princeps du Sycomore fut tôt épuisée, mais l’ouvrage fut réédité en 1991 par les éditions du Collectionneur.

2. Luc Béraud, Au travail avec Eustache, Institut Lumière/Actes sud, prix CNC du livre de cinéma 2017 (cf. Jeune Cinéma n°381, été 2017).

3. Une remarque pour les correcteurs de Actes Sud : Philippe de Broca n’est pas belge, et quels que soient ses quartiers de noblesse, la particule n’est pas d’usage en français lorsque le prénom n’est pas cité. On ne parle pas d’un poème de "de Vigny", d’une pièce de "de Musset", des Mémoires de "de Chateaubriand", ou d’une fable de "de La Fontaine". Certes, il y a eu de Funès et de Gaulle. Mais le premier était d’origine espagnole et le patronyme du second une déformation lointaine du néerlandais de Walle - sans aucun signe nobiliaire. Il faut reconnaître que général Gaulle, ça sonne moins fier.

4. Sauf le film de Joris Ivens, au tournage interrompu et jamais distribué, mais vu au montage.


Luc Béraud, Les Lumières de Lhomme, récit, Lyon/Arles, Institut Lumière / Actes Sud, 2020, 368 p.



* En 1985, à l’occasion de la première rétrospective des films de Chris Marker au Festival de Troïa (Portugal), Robert Grélier avait sollicité ses collaborateurs pour qu’ils écrivent un texte, publié en novembre 1986 dans le livre O bestiário de Chris Marker (Le Bestiaire de Chris Marker), éditions Livros Horizonte. Ceci est le texte adressé alors par Pierre Lhomme. Nous remercions notre ami Robert Grélier de l’avoir extrait de ses dossiers.


 

Chute du cordon ombilical 1
par Pierre Lhomme

Dans la vie, fort heureusement, on fait des rencontres bonnes et déterminantes…
Ma rencontre avec Chris Marker en fait partie. La qualité de la collaboration que nous commençâmes à l’occasion du Joli Mai en 1962 est rare et c’est toujours un grand plaisir lorsque je peux plonger dans l’un de ses projets (pas assez souvent à mon gré).
Vous devez savoir qu’il n’est pas toujours aisé de travailler à l’unisson avec quelqu’un, d’être vraiment impliqué dans une réalisation et de ne pas en sortir plus ou moins frustré, voire meurtri !

Lorsque j’ai découvert le générique du Joli Mai, j’ai été heureux… Nos regards, notre sensibilité à l’air du temps se complétaient. J’ai acquis les bases d’une exigence que je soutiens depuis lors de mon mieux.
Nous faisions nos premiers pas dans un cinéma qui se libérait de nombreuses contraintes matérielles, tout en mettant en premier plan la responsabilité morale et l’interrogation permanente.
De la relation avec les personnes rencontrées en mai jusqu’aux parcours politiques et la rencontre avec Yves Montand sur le terrain du Chanteur de fond, nous avons peaufiné la mise au point (ou à l’heure) du travail en équipe légère favorisant toujours la" liberté" de ceux que nous filmions. Exemple, la priorité souvent indispensable de la qualité sonore sur l’image - la perte du cordon ombilical avec le Nagra et l’utilisation du zoom rendent souvent bien délicate cette nécessité…
D’où l’obligation pour le caméraman d’avoir une écoute (casque) pendant le tournage afin d’avoir un vrai sentiment sur le résultat final - l’homme à la caméra devenait alors un homme à l’écoute (cf. Betacam aujourd’hui).

De par le monde, il y a une famille qui œuvre dans ce sens et je suis heureux d’en faire partie. Mon travail dans un cinéma plus structuré ne me la fait pas oublier.

Pierre Lhomme
António Loja Neves (ed.), O bestiário de Chris Marker (Le Bestiaire de Chris Marker), traduction de Verónique Bobichone, Lisbonne, Livros Horizonte, 1986.



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