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Rewind and Play (2022)
de Alain Gomis
publié le mercredi 11 janvier 2023

par Nicolas Villodre
Jeune Cinéma n°419, décembre 2022

Sélection officielle de la Berlinale 2022

Sortie le mercredi 11 janvier 2023


 


Difficile de faire mieux que Charlotte Zwerin qui, avec Straight No Chaser (1988), un documentaire produit par Clint Eastwood, avait brossé, croyait-on, le portrait définitif de Thelonious Monk à partir d’images prises par les frères Blackwood lors de la tournée européenne que celui-ci avait inaugurée en 1968. Pourtant, malgré quelques coquetteries stylistiques et un titre en anglais démarqué d’un film loufoque de Michel Gondry, Rewind and Play de Alain Gomis, basé sur le Jazz Portrait de Monk de Bernard Lion (1970), est une réussite.


 

À sa manière, ironique, critique, politiquement parlant, Alain Gomis complète et "documente" une émission en annonçant une autre. En effet, le générique du Jazz Portrait Thelonious Monk de 31 minutes, produit par Henri Renaud & Bernard Lion, précisait qu’il s’agissait d’une "première partie". Pour diverses raisons (manque de temps, de moyens, de matière audiovisuelle ?) cette deuxième partie ne vit pas le jour. Un des intérêts de Rewind and Play est de montrer les rushes, le non-dit et l’invisible du jazz à la télévision peu après Mai 68. Les images de l’arrivée de Thelonious Monk au Bourget, sa descente du DC-9 de Swissair escorté par Henri Renaud, qui débutent le portrait de Bernard Lion, sont ici enrichies de celles non utilisées.


 


 

Par exemple, celles du transfert de l’aéroport à Montmartre dans une limousine Mercedes chargée d’au moins six passagers - le chauffeur, le pianiste, son épouse Nellie, qui arbore des lunettes de soleil ailées dernier cri, le producteur de l’émission, par ailleurs directeur d’une collection jazz chez CBS et, hors champ, Jean-Paul Berrou, l’homme à la caméra 16 mm et Charles Rabeuf, son preneur de son. Et d’une scène naturaliste au bar de la Divette du Moulin de la rue Lepic, avec la tenancière demandant à une cliente (à moins que ce ne soit l’inverse) si les visiteurs étaient là pour "la Caméra invisible". Entre deux œufs durs, Thelonious Monk se jette un calva ou un petit cognac derrière la cravate.


 


 

Pour ce qui est de la forme proprement dite, Alain Gomis s’autorise des effets de déconstruction, des répétitions, des faux flashbacks, des temps morts, des hésitations du présentateur. Il use des starts et des mires de l’époque, notamment de celle de la deuxième chaîne, fort utile aux réparateurs de postes de télévision tombant en panne régulièrement. Ce baroquisme va de pair avec un persiflage de bon aloi. Quitte à interpréter de façon univoque la décision d’écarter deux réponses de Thelonious Monk, selon lui inconvenantes. L’une d’entre elles portant sur le faible cachet qu’il eut à partager avec ses musiciens lors de son invitation en 1954 au festival de jazz organisé par Charles Delaunay et Jazz Hot, salle Pleyel. Remarque, selon Henri Renaud, des plus désobligeantes, susceptibles de heurter et Charles Delaunay et lui-même, qui lui avait conseillé d’inviter le pianiste à Paris.


 

Au classicisme de la réalisation de Bernard Lion, un des pionniers en France de la télévision couleur enregistrée et montée en vidéo deux pouces (les masters ayant été parfaitement restaurés par l’INA dans le cas qui nous occupe), Alain Gomis oppose un aimable et admirable chaos qui va bien avec l’esprit poétique du compositeur Thelonious Monk. Le réalisateur ne se contente pas de détourner l’œuvre d’un autre ou de recycler ses chutes ou repentirs. Il nous livre des informations nouvelles, des anecdotes réelles bien qu’invraisemblables d’apparence - comme le piano à queue trônant dans la cuisine de son petit appartement à Manhattan.


 

Surtout, le film concrétise d’une certaine façon le vœu d’un concert en deux parties d’un des plus grands interprètes et compositeurs du 20e siècle avec Art Tatum, Fats Waller, Bud Powell. Un des plus déconcertants, dans tous les sens du terme, aussi extravagant et limpide qu’un Erik Satie dont le cinéma n’a jamais gardé trace de la façon de jouer. Bernard Lion nous a montré Thelonious Monk au travail, interprétant Round Midnight, Crepuscule with Nellie, Come in the Hudson, "Nice Work If You Can Get It, Thelonious et Epistrophy.
Alain Gomis nous offre en prime : Meet Me Tonight in Dreamland, Reflections, I Should Care, Ugly Beauty, Monk’s Mood et Don’t Blame Me. Ne serait-ce que pour ce bonus, son film vaut le détour.

Nicolas Villodre
Jeune Cinéma n°419, décembre 2022


Rewind and Play. Réal, sc, mont : Alain Gomis. Int : Thelonious Monk (France-Allemagne, 2022, 65 mn).



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