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Pesaro 2000 I
Le cinéma italien des années 90
publié le samedi 31 janvier 2015

Pesaro, juin 2000, 36e édition

par Andrée Tournès
Jeune Cinéma n°266 janvier 2001

L’Evento speciale 2000 du Festival de Pesaro (juin 2000) s’est déroulé entre innovation et permanence.
Une fois encore, la présentation d’une décennie - les années 90 -, la richesse des tables rondes entre critiques et cinéastes, et celle de la documentation, préparée de longue date et vrai outil de culture.

La perspective, elle, s’était inversée.

On n’annonçait plus la mort du cinéma italien, et tous, historiens, critiques, auteurs, se vouaient à l’éloge. Jusqu’aux deux pourfendeurs du narratif (Adriano Aprà), et du minimalisme (Lino Miccicchè), qui défendaient le cinéma existant et auguraient bien de l’avenir.
On en avait fini avec les gémissements économiques, les rancœurs contre l’État, l’examen de statistiques qui masquent le réel, et on allait s’occuper d’esthétique et de formes. Le nombre des fims "engagés" révèle l’abandon d’une mode critique portant aux nues les films excluant toute mimesis de la vie, c’est-à-dire 90% du cinéma italien.
On a senti dans la programmation et la documentation une alliance entre cinéastes et critiques, jeunes et vieux, pour l’illustration et la défense de leur cinéma.

La cohérence des choix éclatait dès le film inaugural, Paréven furmighi de Daniele Segre (1997), étonnant de finesse robuste.
C’est l’épopée du cinéma Novecento, construit en 1950, brique à brique, pour leur ville de Cavriago, par les paysans "arriérés", un cinéma-temple, maison du peuple, et piste de bal de samedi soir malgré son plancher en pente.
L’histoire aussi d’une Italie disparue, celle des "mondines", des curés flics, des répressions de Scelba.
Segre filme en 35 mm et enregistre les propos en dialecte. "Chacun portait sa brique" dit une vieille, et un vieux "l’accordéon marchait en tête".
Il adapte son cadrage à ses témoins. Les militants, filmés de face un par un, parlent des luttes du Pô, sûrs de leur parole. La femme, de profil, parle à une amie : des films, des danses, d’une jeunesse de mondines. Segre capte la singularité des propos, comme le pas du boogie-woogie difficile sur le parquet glissant et ramasse en un seul plan symbolique le sens et l’unité de l’événement retrouvé. C’est l’image inaugurale des acteurs tassés en un rectangle compact, bras levés, chacun portant au poing sa brique !
Vito Zagarrio avait annoncé un film emblème parfait de la Mostra. Il l’est par l’économie de son format, les difficultés de sa genèse, la force de son défi - lier document et fiction - et le caractère engagé du travail.
Nous autres, le public, nous allions retrouver, dans cette première journée dont le thème était le cinéma, une série de passerelles, faisant apparaître les lignes de forces, invités à des relectures d’œuvres, bref un parcours cohérent mais ouvert, en lieu et place des étalages disparates.
Les Siciliens de Tornatore, croyant selon l’’homme des étoiles" (L’uomo delle stelle, 1995) faire un bout d’essai, et livrant des lambeaux de leur vie et de leurs rêves - Dante en dialecte, les nuits étoilées du berger, l’énumération brute des naissances - rejoignaient les confidences de la "mondine" de Segre pleurant à Jivago et amoureuse du méchant Gassman de Riz amer.
Même effet de carillon avec La cosa (1990) où Nanni Moretti recueille les propos et confidences des militants, suivis de cellule en cellule, à travers toute l’Italie, lors du débat sur l’abandon des symboles du PCI.

Le groupe postmoderne

L’ensemble suivant, le postmoderne, lance plus large ce qu’Aprà nomme "le filet des assonances".
L’identité du corpus est difficile à définir. Un détracteur déclaré comme Miccicchè le fait succinctement : "impressions et sensations". Ses adeptes, auteurs, théoriciens et consommateurs en isolent chacun un trait : il y a "les méchants", les "générationnels", les films "du genre", ceux de "la jeunesse cannibale", les "en-deçà du bien et du mal", "les splatter". Toutes nominations qui confondent paisiblement personnages, créateurs, thèmes et formes.
Les films programmés révèlent plutôt les dissonances.

Nirvana de Gabriele Salvatorès (1997) est un classique de la science-fiction, rajeunissant le thème de la créature artificielle fatiguée de son statut.

Tutti giu a terra de Davide Ferrario (1997), emprunte à Giuseppe Culicchia le personnage de Walter, tout dénué d’énergie vitale.
Mais sa révolte contre le père, la télé, les intégrés en tout genre, n’a rien de neuf. Dejà les jeunes Tchèques abouliques de 1960 savaient ce qu’ils refusaient. Le style, lui, est neuf dans sa rapidité, l’absence des liaisons, ses emprunts aux clichés publicitaires, mais classique dans son sens et son unité. Auteur et personnage désignent les responsables de la grisaille d’un monde "mercifié", le capital et son bouffon de cour, la télévision. Walter, lui, lit les classiques et écoute Vivaldi.

Encore plus déviant apparaît L’ultimo capo d’anno de Marco Risi (1998), adaptation d’un roman "cannibale" de Niccolo Ammaniti, qui en utilise les signes et en détourne le sens. Rythme syncopé, personnages caricaturés, accumulation de cadavres, et freaks en tout genre.
Mais Risi se souvient de son père et des Monstres et sait bâtir une comédie à l’italienne. Il fait, au finale, surgir un sens : le survivant est un homosexuel, normal, les télés servent à tuer, et le Vatican, après l’apocalypse, est en ruines.

Les deux derniers films de l’ensemble, La voce della luna de Fellini (1990) et Il romanzo di un giovanne povero de Ettore Scola (1995), rappellent que le monde des affreux et assimilés est dénoncé depuis belle lurette par Petri et Scola, avec leurs ouvriers livrés au boom et leurs vicieux. La voce della luna de Fellini déroule le chant de mort de ses thèmes et motifs ; les putains sont devenues figurines publicitaires et les fous et poètes, comme les créatures de Kafka, en sont réduits à se tapir dans les trous, fissures et toits de la ville. Deux passages soulignent la platitude destructrice du récit fellinien : les hallucinations de Paolo Villagio, et la fable mimée et récitée par Benigni racontant les noces de Demeter, géante aux seins dégorgeant de lait.

Reste alors comme triste exemple du postmoderne le décevant Festin onirique d’Eros Puglietti (1996) : un motif archi-usé de comédie - un fiancé se présente à sa belle-famille - est barbouillé d’effets zoom et de grimaces, avec un seul élément incongru, l’ordre donné par l’idiot familial de déplacer sans arrêt la table champêtre.

Les films engagés

Dans le groupe retenant les films engagés, les reconstitutions historiques - guerre, résistance, luttes sociales - on remarque l’attention portée aux individus, le refus de l’hagiographie, l’exactitude documentée des contextes, et surtout une mise en perspective à partir du présent.

C’est la perspective choisie par Maurizio Zaccaro pour évoquer l’horreur et les ambiguïtés du siège de Sarajevo. Il carniere (1997) débute dans un café romain : un client répond à une serveuse slave venue, dit-elle, de Belgrade, "Ah oui, bosniaque !". Son ami, choqué, prend congé et se souvient d’un autre visage entrevu aux premiers jours de la guerre. Il était coincé dans un hôtel bunker, venu en journaliste sportif rendre compte d’un match et confronté à un conflit sans règles ni équipes identifiées. Ce qu’il perçoit de la situation vient de ce que lui racontent trois Italiens venus, eux, chasser pas cher en Bosnie et pris avec leur jeune guide dans la zone de tir.
Zaccaro, sans intermédiaire, nous montre alors dans toute son absurdité un fragment d’action : la jeune guide, Serbe cachée en zone ennemie, s’indigne soudain d’un tir de sniper visant un de ses clients et d’instinct, prend un fusil et tire à l’aveugle. Le coup tue un des siens et précisément le vieux Serbe qui venait de désarmer le sniper. Trois récits en étages filtrés par la sensibilité de qui raconte et de qui écoute et au finale, un raccourci fulgurant entre l’horreur absurde du réel et ce qu’en retient la bêtise obtuse et indifférente "informée" par les médias.

Del perduto amore de Michele Placido (1998) a la même structure.
Un prêtre d’aujourd’hui voit surgir, pendant sa messe, le visage de son enfance. Un village arriéré du Sud, 1958 : Gerardo, 14 ans, fils de bourgeois, destiné à la prêtrise, est troublé par une jeune institutrice, militante du PCI, qui révèle aux petites paysannes la joie du savoir et l’aliénation de leur condition de filles. Le monde "retrouvé" du souvenir est un monde séculaire, pétrifié, et son inertie a raison des élans affectifs de l’enfant et des sursauts de l’Histoire. L’école brûle, Liliana meurt désavouée par son parti et trahi par Gerardo.
Mais Placido, en déroulant dans sa continuité le cours des événements, restitue et communique, dans sa "fraîcheur aurorale", l’enthousiasme des commencements. La belle séquence qui voit les petites filles défier leurs parents et le curé, s’échapper de leur maison en courant à travers le village, et se rassembler près du cercueil de leur amie pour forcer la porte close de l’église, a la vitalité, l’énergie heureuse des grands films soviétiques d’avant le gel. Le retour au présent avec la caméra réinstallée à l’intérieur de l’église, semble revenir en boucle à la première séquence, quand le souvenir du cercueil cogne à la porte.
Mais tout a changé ; Gerardo a revécu la perte de son amour et saisi sa responsabilité - minime mais réelle - dans la persistance de l’inertie sociale. Et pour nous, face à l’irruption du cercueil dans l’espace clos de l’église, c’est la propre immobilité de notre monde que nous sentons "vincible"...

Productions régionales

Les derniers jours présentaient des thèmes et motifs - amour, mariage, jeunesse - et des productions provinciales.

De Bellocchio à Soldini, les "oncles" du cinéma italien, et leurs successeurs, privilégiaient le narratif et les scénarios, les grands genres, la cohérence idéologique et l’ancrage dans un contexte daté et localisé : Turin, Milan, le Pô, les Abruzzes, etc.

Dans Fuori del mondo de Giuseppe Piccioni (1998), la brève rencontre entre un petit bourgeois grincheux et une religieuse relève de la comédie à l’italienne, la vraie, celle qui n’est pas limitée à quelques numéros de comiques populaires.
L’œuvre est pourtant singulière et - doucement - novatrice. La chronique est familière, la grisaille émaillée de menus détails. Le couvent où les jeunes rêvent d’héroïsme humanitaire, le monde de la laverie, les fantasmes hypocondriaques du patron, les haltes au bar où une paumée solitaire laisse son adresse à tous vents, tout est singulier et attachant.
Piccioni prend son temps et ses innovations restent ténues. Contexte et événements sont vus à travers la subjectivité de trois personnages, le directeur de la laverie, la religieuse, le nouveau-né. Après trois pas tracés par elle hors du couvent, par lui loin de sa laverie, tout rentre dans l’ordre. Elle avait rêvé de maternité, lui d’une compagne à protéger. Mais le rêve reconnu comme tel reste porteur d’utopie. Laverie, cantine, jusqu’au bar où travaille la mère indigne, tout a changé ; le patron s’enquiert des amours de ses employées, la religieuse se réconcilie avec sa mère, des instantanés joyeux fixent des visages heureux. Ces photos rompent la continuité du récit, mais surtout demeurent ambiguës. Ni satire, ni dérision, le bonheur possible porte le masque des promesses publicitaires.

Restent à signaler quelques œuvres anomales.

Tiburzi de Paolo Benvenuti (1996) est, par la richesse et la nouveauté de l’information, un pur documentaire.
La vie du brigand de la Maremna, chien de garde des nobles agrariens avant l’avènement des Savoie, et devenu plus tard un hors-la-loi, est l’histoire du peuple paysan, esclaves exploités par les propriétaires, mais survivants dans leur pauvreté grâce au glanage et à la chasse autorisés.
Après l’unité italienne, ils sont affamés et deviennent hors la loi. Mais Benvenuti raconte en amoureux de la peinture et en poète épique. Un song à la Brecht, aquarelles naïves à l’appui, raconte la vie et la mort du brigand ; si l’enquête des carabiniers faite de dates, de chiffres, de cartes, reste impuissante à confondre les agrariens toujours en place, Tiburzi est évoqué par des symboles, un sanglier abattu, un taureau géant enlisé et surtout - mais c’est un document authentique - l’image finale : mort, il est lié debout à une colonne romaine pour laisser croire au peuple, car telle est déjà la force subversive de son mythe, qu’il est toujours vivant.

Du côté des courts métrages, Pozzo d’amore d’Antonietta De Lillo (1996) fait pâlir le trop vanté Libera de Papi Corsicato (1993).
La vignette d’une femme qui se venge d’un mari infidèle en vendant des cassettes porno célébrant les nuits du mari n’est qu’une médiocre comédie mise au goût du jour.
De Lillo se contente de filmer le grand acteur et poète napolitain, Moscato.
Un texte superbe et troublant sur les mères infanticides, l’obsession des puits et des trous qui reflètent la peur de l’enfantement et, saisie entre deux interviews, l’image magique de l’acteur travesti en Médée, se défaisant de ses ongles postiches devant sa glace.

Andrée Tournès
Jeune Cinéma n°266 janvier 2001

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