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Salon de musique (le) (1958)
de Satyajit Ray
publié le mercredi 25 janvier 2023

par Monique Portal
Jeune Cinéma n°134, avril 1981

Sorties les mercredis 18 février 1981, 27 novembre 2013, et 25 janvier 2023


 


Il est difficile de parler d’une culture aussi lointaine que celle de l’Inde, d’en comprendre les codes et les secrets, surtout lorsqu’il s’agit de musique et de danse, on craint de se fourvoyer, de ne pas savoir lire certains signes. Cependant, par-delà les rites inconnus, le réalisateur Satyajit Ray, auteur, entre autres films, de Pather Panchali (1955) (1) semble avoir trouvé un langage que l’on est presque étonné de saisir.


 

Le personnage central, un Maharadjah au bord de la ruine, représente un monde de contradictions qui ne nous est pas tout à fait inconnu. Profondément amoureux de son passé culturel, il ne vit plus que pour donner des représentations dans son salon de musique. Il est bien sûr touché par les modes étrangères. Sa demeure tient du palais gréco-romain, ses meubles semblent venir d’un vieux manoir anglais, et le lustre du fameux salon a l’air de sortir d’un musée vénitien. Le prince peut même parler la langue d’Oxford, avec ou sans dérision.


 

Mais il reste finalement à la frontière d’un univers qui perd ses racines et qui meurt. Tels les derniers rois de Bavière dans leurs châteaux baroques, il sent craquer une civilisation et s’enferme dans une sorte de folie qui lui fait oublier la mort de ses proches. Ce qui compte avant tout pour lui, c’est la beauté de la musique traditionnelle, sans doute parce qu’elle est le dernier lien avec un monde agonisant. Il y a une grande dignité chez cet homme qui sourit en contemplant une danseuse de son pays, alors que son invité, arriviste notoire, mêle dans ses regards la concupiscence grossière au plaisir esthétique. Il est vrai que ce dernier fait des "affaires", circule en automobile et s’adapte fort bien aux mœurs anglo-indiennes.


 


 

Lorsque la ruine du prince est consommée, il n’y a pas d’autre issue que la mort, celle qui rôdait déjà dans le palais poussiéreux, semblable à l’araignée qui courait sur le portrait d’un glorieux ancêtre. Dans cette description d’un univers à la dérive, l’image du passé n’est pas idéalisée par Satyajit Ray. Le héros de cette cruelle histoire fait aussi partie d’une société hiérarchisée, dure pour ceux qui n’ont pas le pouvoir. Discrètement passent des personnages de musiciens misérables, de serviteurs compatissants et entièrement dépendants, qui vivent comme des ombres.


 


 

Et surtout, il y a l’épouse et l’enfant entièrement soumis, envers lesquels il ne faut pas manifester une tendresse trop visible. Quant aux paysages, ils ne ressemblent guère à ceux de l’Inde des contes et légendes. Pas de jungle mystérieuse, pas de fontaines ni de jets d’eau. Autour de la grande demeure décadente s’étend une sorte de désert sans âme, qui meurt lui aussi sous le soleil de !a saison sèche.


 

Pourquoi ce langage est-il si clair et si émouvant pour le spectateur européen ? Sans doute parce que les choses sont dites en douceur, avec une infinie discrétion, loin de tout exotisme de pacotille. Sans violence aucune -peut-être grâce au rythme répétitif des sons et de la danse rituelle - on pénètre dans ce Salon de musique qui apparaît comme un dernier refuge. Même la mort devient familière, tant elle est dédramatisée.


 


 

La seule véritable angoisse qui persiste est créée par le lustre de cristal, symbole de tout ce qui peut menacer une culture dans son authenticité. Car, après tout, le prince, malgré son attachement profond au passé indien, était fier de ce bel objet. On ne saurait oublier ces lumières clinquantes sur un écran noir, qui pour nous remplacent le mot "fin". C’est peu de dire que ce film est beau, il est tout simplement bouleversant.

Monique Portal
Jeune Cinéma n°134, avril 1981

1. Pather Panchali (La Complainte du sentier) est le premier film de Satyajit Ray (1955). Il a été sélectionné en compétition au Festival de Cannes 1956, et a reçu le Prix du document humain. Le film n’est sorti en salle en France qu’en 1960.
Avec L’Invaincu (Aparajito, 1956) son deuxième film (1956) et son cinquième film, Le Monde d’Apu (Apur Sansar, 1959), il constitue une trilogie.


Le Salon de musique (Jalsaghar). Réal : Satyajit Ray ; sc : S.R. & Shantiprasad Chowdhury ; ph : Subrata Mitra ; mont : Dulal Dutta ; mu : Vilayat Khan. Int : Chhabi Biswas, Padma Devi, Pinaki Sengupta, Gangapada Basu, Roshan Kumari (Inde, 1958, 100 mn).



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