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Guerre sans nom (la) (1992)
de Bertrand Tavernier
publié le mercredi 15 février 2023

par Lucien Logette
Jeune Cinéma n°213, février-mars 1992

Sorties les mercredis 19 février 1992 et 15 février 2023


 


Parenthèse. Nous remonte à la mémoire une scène, à peine une scène, un fragment, quelques secondes - Pierre Frag / Dédé, retour d’Algérie, silencieux au bout de la table du repas dominical, ne répondant qu’avec un haussement d’épaules fatigué à la question de Maurice Garrel  : "Alors, Dédé, qu’est-ce que tu nous racontes ? Tu as dû en voir des trucs là-bas ?" "Rien, non, rien." C’était au début de Adieu Philippine de Jacques Rozier, et filmé en 1960 - et c’était une des très rares évocations dans le cinéma contemporain de la guerre d’Algérie.


 


 

Apparition en creux, dans le silence et l’absence, de cette guerre sans existence, car innommée : événements, pacification, maintien de l’ordre, opération de police dans une France alors traversée par la Méditerranée, comme Paris traversé par la Seine. Silence et absence emblématiques du cinéma français de l’époque, si bien surveillé par la censure gaulliste et en même temps si rarement capable de l’affronter.


 


 

Certes, le cinéma militant avait tenté de compenser ce manque. René Vautier était déjà passé, caméra à l’épaule, de l’autre côté. Octobre à Paris de Jacques Panijel (1962) et J’ai huit ans de Yann Le Masson & Olga Poliakoff (1961) allaient faire les beaux soirs furtifs des ciné-clubs engagés. Mais bien peu de choses perçait par ailleurs, dans l’organisation générale du spectacle, de ce qui faisait tant d’ombre sur la vie quotidienne. Et ceux qui en revenaient ne laissaient pas non plus filtrer grand chose. Trop proche, trop difficile, trop dérangeant, de raconter cette guerre sans héros, qui ne fut salement menée que par quelques-uns, et subie par tant de figurants. Indicible surtout. Comme disait Roland Laudenbach dans le film de Alain Resnais : " Muriel, ça ne se raconte pas."


 


 

Trente ans d’oubli, d’occultation plutôt, et si peu de témoignages ou de fictions. Tant de gens bloqués pendant huit ans, tant d’angoisses et de menaces, une si forte ligne de fracture : quelques films, quelques livres, le rituel du trentenaire qui réveille quelques consciences, et des historiens nés après 1962 qui en font désormais des sujets de maîtrise. Sans que la voix des commentateurs vienne à bout du silence des acteurs. Malgré le légendaire "silence du poilu", trois générations ont eu accès aux souvenirs des tranchées du grand’père. Les nettoyages de mechtas et les corvées de bois, ou la solitude des pitons, n’ont pas été partagés. C’est la grande force du film de Bertrand Tavernier & Patrick Rotman que d’offrir la parole à des acteurs qui ne l’avaient que rarement demandée. Combien avouent dès le début de leur interview n’avoir jamais raconté leur guerre, même à leur plus proche famille.


 


 


 


 

Deux cent trente cinq minutes donc d’entretiens, de "témoignages et documents" - pour reprendre le titre d’un courageux périodique de l’époque. Les deux auteurs n’ont guère recherché la facilité. D’autant que les témoignages ne viennent pas de ténors de l’action ou de la pensée, mais de la piétaille, du fretin, de ces voyageurs de l’impériale embarqués par l’Histoire dans une aventure dont les enjeux leur échappaient.


 


 

En majorité des réincorporés de 1956, de cette région de Grenoble qui vit les premières réactions violentes contre le rappel du contingent. Dans le détail, des paysans, des chefs d’entreprise, des instituteurs, des journalistes, des routiers. En profondeur, des communistes fidèles, des ex-communistes amers, des jusqu’auboutistes repentis, des va-t-en-guerre encore actifs, des revenus de tout et des bien fatigués. En gros, un échantillon représentatif de la population française, avec un point commun : excepté deux ou trois d’entre eux qui avaient une vision à peu près précise de ce qui se jouait en Algérie, tous étaient totalement absents politiquement de la réalité de 1956 - la révolte qui fut la leur naissait du sentiment d’injustice devant leur rappel sous l’uniforme, et non de la conscience de mener une sale guerre contre un peuple justement en armes.


 


 

Rien d’inattendu là-dedans. La société française n’en a pris conscience que fort tardivement - et encore la mobilisation ne fut-elle que minoritaire. Rappelons-nous le tollé que suscita dans la France profonde le Manifeste des 121, en septembre 1960, sans parler des réseaux Jeanson, horresco referens)... L’habileté des réalisateurs est de ne jamais jouer aux donneurs de leçons rétrospectives ou aux redresseurs de torts.


 


 

Quelles qu’aient été les attitudes de leurs interlocuteurs sur le terrain - et elles furent multiples, du simple conducteur de camions au chef-de-bande-casseur-de-fellagha-avec-entrain -, ni les questions posées par Patrick Rotman, ni le filmage de Bertrand Tavernier ne condamnent ni n’approuvent. Certes, la manière de filmer n’est pas innocente, et sous la neutralité apparente, on peut sentir poindre, si l’on est attentif non seulement à la parole mais au cadre, au décor choisi et à la façon d’inscrire l’interlocuteur dans ce décor, l’acidité (ou la chaleur) du regard critique.


 


 

Le valeureux président national des anciens combattants, aux allures de Leprince-Ringuet missionnaire, entouré de trophées, drapeaux, médailles et breloques et ponctuant de vigoureux coups de menton son discours sur l’Algérie française en est un bel exemple.


 


 

Ou l’ouvrier filmé avec son reflet dans un miroir, comme pour éloigner et redoubler l’émotion de son témoignage. Il y a là un vrai point de vue documenté, une manière sensible et chaleureuse de retransmettre la parole en la respectant. Le choix de rejeter tout document "officiel" d’époque, comme les Actualités ou les films du SCA pour ne conserver que des documents privés, bouts de films d’amateur et surtout photographies, accentue le plain-pied.


 

Les témoignages ne sont pas étayés par les marques de l’Histoire, comme pour leur offrir une dimension supplémentaire, mais réinscrivent les hommes dans leur réalité quotidienne : l’Algérie, c’était les fusils Lebel rescapés de la guerre de 14, le goût des rations collectives, les longues soirées Kronenbourg, l’ennui multiplié, le compagnonnage essentiel - toutes ces photos de jeunes gens en shorts et rangers, souriant à l’objectif, qu’on redécouvre avec la même émotion que la séquence en super 8 insérée dans Muriel. Mais c’était aussi, et plus sérieusement, les opérations, les coups de main, les quadrillages et les éliminations physiques - en un mot, la guerre, et pas seulement les dernières vacances : le baroud, le Far West, les sauts en parachute, le partisan qu’on traque, toute cette mythologie du guerrier hollywoodien qui avait déjà fait tourner la tête des volontaires en Indochine, et qui en fera encore tourner entre 1954 et 1962.


 


 

La torture, on la justifie (les renseignements à obtenir), on la minore (les gégènes ne produisaient que quelques volts), de toutes façons, on ne l’a jamais vue pratiquer, sinon par des services voisins. Les exécutions sommaires des prisonniers ? Oui, on savait que parfois, peut-être, on racontait que... mais moi, jamais... Certes, les témoignages belliqueux sont en minorité, et pour la plupart, les opérations se résumaient à un exercice de survie individuelle, où l’objectif était d’essayer de rentrer au camp. Mais enfin, on voit que certains ont gardé intact le souvenir du bon vieux temps. Si certains témoignages nous touchent plus que d’autres, ce n’est pas à cause de la sincérité avec laquelle ils s’expriment - les salauds étant aussi sincères que les justes -, mais par le vrai drame que, trente ans après, on sent encore présent.


 


 

Chez le plombier amputé d’une jambe et qui déclare que la guerre d’Algérie, pour lui, c’est tous les jours, ou chez celui (instituteur ?) dont la voix se brise en avouant qu’il n’a pas osé déserter, et chez tous ceux que l’émotion submerge et qui craquent devant la caméra, il y a, sous la cendre des années, une trace dont le non-dit a entretenu la vivacité.


 


 

On va célébrer incessamment divers anniversaires - demain les morts de Charonne (1), bientôt les Accords d’Évian. Beaucoup de personnages connus vont sans doute venir rappeler leurs actions bénéfiques d’alors. Remercions Bertrand Tavernier et Patrick Rotman de nous avoir utilement remis en mémoire le point de vue du fantassin - même pas, tel Fabrice à Waterloo, l’observateur d’un événement décisif, simplement le figurant d’une guerre inavouée, honteuse comme une maladie, qui demeure comme un squelette dans le placard de la responsabilité collective, et dont personne ne devrait jamais songer à se glorifier.

Lucien Logette
Jeune Cinéma n°213, février-mars 1992

1. Le 8 février 1962, à Paris, place de la Bastille, a eu lieu une manifestation pacifique pour la paix en Algérie. Juste avant l’appel à la dispersion, les brigades spéciales de la police, sous les ordres du préfet Maurice Papon, chargèrent à coup de matraque les manifestants qui cherchaient à se réfugier dans le métro. Au métro Charonne, bilan : neuf victimes mortes étouffées ou le crâne fracturé et 250 blessés.

* La Guerre dans nom chez Les Mutins de Pangée.


La Guerre sans nom. Réal : Bertrand Tavernier ; sc : B.T. & Patrick Rotman ; ph : Alain Choquart ; mont : Luce Grunenwaldt. Narrateur : Bertrand Tavernier ; Interviews : Patrick Rotman (France, 1992, 240 mn). Documentaire.



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