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Titanic (1997)
de James Cameron
publié le mercredi 8 février 2023

L’hiver du Titanic

par Lucien Logette, Andrée Tournès et Philippe Roger
Jeune Cinéma n°248-249, février-mars 1998

11 Oscars en 1998

Sorties les mercredis 7 janvier 1998 et 8 février 2023


 


L’hiver 1998 restera donc dans les mémoires comme celui du film de James Cameron. Succès colossal, gigantissime, titanesque, d’ores et déjà inscrit dans la future édition du Livre Guiness des records comme le plus coûteux et le plus fructueux de l’histoire du cinéma - et qui est venu couronner une année qui a vu les spectateurs retrouver le chemin des salles.


 


 


 

On ne peut que s’en réjouir. Le film est superbe, emballant, éblouissant d’intelligence et de maîtrise, beau à pleurer, inoubliable, et si la revue n’en a pas parlé, ce n’est pas pour manifester sa marginalité (du genre "ce cinéma-là ne nous intéresse pas"), mais simplement parce que la nécessité, un mois après la sortie d’un film unanimement salué, de venir ajouter à la cathédrale de louanges déjà édifiée une brique supplémentaire ne nous semblait pas bien urgente. Mais, tout de même, la ferveur peinant à retomber, l’idée s’est glissée parmi nous qu’il ne convenait pas de laisser passer une telle caravane chargée de merveilles sans lui adresser un signe, ne serait-ce qu’en remerciement du plaisir éprouvé - tant d’heures s’écoulent interminablement devant les écrans...


 


 


 

Andrée Tournès énuméra donc dix raisons d’aimer Titanic, chiffre que nous étions prêts à multiplier nous-même grandement, lorsqu’un de nos plus fidèles correspondants en région nous fit parvenir son propre avis sur le film. Avis décoiffant, écrit dans sa manière habituelle toute de fougue et d’alacrité, et qui a pour particularité d’être l’exact contraire de tout ce qu’on pense de l’œuvre de James Cameron : aucune des analyses avancées, aucune des intentions prêtées à l’auteur, aucun des reproches portés ne nous semble justifié.


 


 

Il s’agit du négatif presque parfait du papier que l’on aurait pu écrire. Que faire ? Négliger la contradiction et enterrer l’article dans le cimetière des textes classés ? Ou montrer au lecteur que les ensembles harmonieux peuvent supporter des partitions parfois désaccordées ? On laisse d’habitude à d’autres périodiques le petit jeu du"pour / contre", façon de ne pas prendre parti. Puisqu’il n’y a pas ici d’enjeu sur la carrière d’un film, il nous a semblé possible d’échapper à la règle, en faisant état auprès de nos lecteurs (nos seuls juges) de cette dissonance.

Lucien Logette
Jeune Cinéma n°248-249, février-mars 1998


Dix raisons d’avoir aimé Titanic...

Trois heures durant, on vit le film au présent, et on oublie le reste - les effets spéciaux et le dénouement annoncé.
La superbe déclaration d’amour à la Marivaux, masquée, entre feintes et dépit, grand rire vagabond et gêne chic.


 


 

Le long détour sur les quais de Southampton, son magma d’émigrants bruyants, ses visages à la Elia Kazan.


 

La surprise de retrouver David Warner (notre cher Morgan) en larbin assassin, serviteur de son maître, et tout un caractère dans l’inflexion d’une voix.


 

Les leitmotive fournis en images minimales - les deux passerelles, la ligne de flottaison entre les deux classes, annonçant en mineur le développement suivant.


 

L’effet inverse, Jack enchaîné dans les soutes, permettant l’ellipse sur le scandale du refoulement des gens d’en bas.


 

La citation de La Comtesse aux pieds nus, dansant avec les domestiques le jour de son mariage, plus belle et inventive que chez Joseph Mankiewicz.


 

L’opposition / union des deux trésors enfouis, le diamant immergé et le dessin retrouvé, surgissant comme un négatif du bain révélateur.


 

La caméra subjective, donnant le point de vue de l’étrave enfouie sur le robot du bathyscaphe, et son homologue, la vieille dame rendue au souvenir.


 

Le lent, très lent travelling qui part de l’épave couverte de dépôts marins et s’achève, dans la continuité, sur le pont intact du navire, liaison infiniment douce entre passé et présent.

Andrée Tournès
Jeune Cinéma n°248-249, février-mars 1998


... Et quelques autres de ne pas l’avoir aimé

Voici sans conteste le pire film de l’année, celui qui, pris au pied de la lettre, signifierait la fin du cinéma et son remplacement par un monstrueux produit de synthèse destiné à niveler les consciences. Le phénomène n’est pourtant pas si nouveau qu’il y paraît : impérialiste et aliénante, la machinerie à spectacle est aussi vieille que l’industrie du divertissement de masse. Ce qui est inquiétant est la nature des moyens aujourd’hui mis en œuvre. C’est comme si venait d’apparaître, sur le marché des stupéfiants, une drogue insoupçonnée aux effets dévastateurs. On en mesure les effets - l’immense succès de Titanic, reste à en déterminer les causes.


 

Qui s’aventure, à ses risques et périls, à goûter la mixture de Titanic ne tarde guère à identifier les caractéristiques d’un produit de synthèse. Le soin apporté au traitement technologique des apparences vient confirmer la nature virtuelle de la chose : ce Titanic fonctionne au simulacre pur. Si l’on opère une coupe, sous la brillante (et bruyante) surface apparaît en un dense feuilletage un catalogue considérable de clichés congelés, de mythes passés au rouleau compresseur de la standardisation. Tout y passe, en conte de fées.


 

Toutefois un détail du fonctionnement surprend : les concepteurs semblent avoir procédé à une inversion des rôles classiques. Ainsi a-t-on le beau au bois dormant, ou encore la princesse et le berger. Tactique marchande, là encore : le public visé est la midinette contemporaine, c’est-à-dire l’adolescente consommatrice de spectacles. D’où aussi, de façon plus secrète, la sexualisation de l’intrigue. Une scène aussi anodine que celle où le beau gosse apprend à cracher à la jeune femme ne peut se comprendre que dans l’optique d’une passation des pouvoirs procréateurs.
De façon plus structurelle encore, tout se passe comme si la déchirure de la coque du bateau par l’iceberg était la traduction immédiate de la mésalliance qui vient de s’opérer fort physiquement dans les cales - on voit jusqu’où le puritanisme américain va se nicher - la manipulation de l’inconscient est flagrante.


 

On ne s’étonnera pas non plus que le grand plan subjectif de la fin se réfère à l’héroïne. C’est par ses yeux que le happy end impossible est perçu. Regard de jeune femme, piégé dans ce qu’on doit nommer jeu vidéo pseudo-interactif. Car le modèle de ce film pervers n’est qu’en apparence le romanesque cinématographique. Le moteur réel de cette grosse machine sans âme est le jeu vidéo et sa variante militaire, l’image de synthèse. Celle-ci est insidieusement présente dans la majorité des plans généraux. Future"chair à canon" spectaculaire pour le naufrage attendu, les masses de figurants peuplant les ponts du paquebot manquent affreusement de chair, elles n’ont d’autre existence que celles d’ombres inconsistantes.


 

Plus l’illusion est soignée, plus le malaise grandit : trop bien coordonnés, ces mouvements ne peuvent plus être ceux d’humains, mais d’ectoplasmes virtuels : gladiateurs de synthèse, ceux qui vont mourir ne sont que des pions irréels pour jeu (de massacre) vidéo. Le "jeu" Titanic rend compte d’un paradoxe symptomatique : plus l’imaginaire sexuel est sollicité, plus la déréalisation s’installe. L’obsession physique s’avoue d’essence mentale : plus il cherche à prouver sa matérialité, plus le film trahit son caractère abstrait. On a l’étrange impression d’être mis en présence d’un énorme dessin animé qui se déguiserait en film à costumes. Pas un bouton de guêtre ne manque à la reconstitution historique, mais cette avalanche décorative de toilettes, couverts et meubles rutilants demeure vaine : elle ne suffit pas à masquer l’inhumanité intrinsèque de ces marionnettes pilotées par ordinateur, couple principal compris.


 

D’ailleurs lorsqu’il s’agit de prouver, c’est l’ordinateur qui se trouve convoqué. Ainsi le spectateur a-t-il droit à une séance d’animation informatique, avec les phases du naufrage détaillées sur écran. L’évidente primauté décorative de ce qu’on n’ose appeler mise en scène - jamais un vrai regard n’est posé - n’est pas de l’ordre de la véracité, mais là encore du fantasme. Titanic flatte complaisamment les pulsions voyeuristes, entraînant son spectateur, supposé des classes moyennes, dans un double exotisme : celui du grand monde et celui du bas peuple, milliardaires et prolétaires. Double plongée, voulue jouissive. Logique en un film de naufrage, la figure de la plongée est justement centrale : du premier au dernier plan, Titanic immerge son public en un bain fictionnel toxique, au suspens obscène (l’historicité n’est que prétexte à pâmoisons présentes).


 

S’il est un film qu’on doit rapprocher de cette entreprise, c’est bien Le Grand Bleu de Luc Besson (1988). Même suicidaire impasse esthétique, même triomphe sociologique. La drogue des années quatre-vingt-dix se distingue cependant de celle de la décennie précédente. La peur millénariste est cette fois au rendez-vous : ce n’est pas l’avant-1914 qui est le sujet profond, mais l’avant-2000. Les références obsédantes aux mondes perdus (à commencer par l’Ancien Régime français, comiquement convoqué par les Américains : le diamant du film aurait appartenu à Louis XVI) en disent long sur le caractère morbide de cette quête de mausolée.
Le seul plan supportable de ce feu d’artifices aquatiques est celui, fugitif, d’un vieux couple attendant la mort sur un petit lit : à l’inverse des figurants de synthèse qui n’en finissent pas de flotter stupidement dans un univers impossible, ces deux vivants égarés paraissent justes car la gravité les cloue sur place. Tandis que l’audiovisuel mutant n’arrête pas d’alléger ses pantins, le cinéma respecte les lois de la gravité : la chute des corps reste le garant du réalisme.

Philippe Roger
Jeune Cinéma n°248-249, février-mars 1998


Titanic. Réal, sc : James Cameron ; ph : Russell Carpenter ; mont : Conrad Buff, James Cameron & Richard A. Harris ; mu : James Horner ; déc : Peter Lamont ; cost : Deborah Lynn Scott. Int : Gloria Stuart, Bill Paxton, Suzy Amis, Leonardo DiCaprio, Kate Winslet, Billy Zane, Kathy Bates, Frances Fisher, Danny Nucci, Victor Garber, David Warner, Bernard Hill, Mark Lindsay Chapman, Jason Barry, Alexandrea Owens, Rocky Taylor, Camilla Overbye Roos, Amy Gaipa (USA, 1997, 195 mn).



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