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Vérités et Mensonges (1973)
de Orson Welles
publié le mercredi 8 février 2023

par Jean Delmas
Jeune Cinéma n°86, avril 1975

Sorties les mercredis 12 mars 1975 et 8 février 2023


 


Orson Welles est toujours présent devant la caméra dans les films qu’il réalise derrière la caméra. Mais présent comme acteur. Jamais depuis Citizen Kane (1941)) on ne l’avait senti présent aussi comme personnage, tel qu’il est dans Vérités et Mensonges. Ce film qui, trente-trois ans après, vient boucler la boucle sur Citizen Kane pourrait être son Huit et demi - et il n’y a sans doute, dans le cinéma mondial, que Federico Fellini et Orson Welles pour être capables de parler d’eux-mêmes avec cette maîtrise qui brave les pudeurs. Mais ce serait un Huit et demi sans angoisse et sans mélancolie, emporté dans une désinvolture allègre.


 

Cartes sur table - même si elles sont pipées - les premières images nous montrent Orson Welles sur le quai d’une gare, faisant, pour un gosse, des tours de prestidigitation : magicien, charlatan (les deux mots sont prononcés)... artiste. Ensuite, les cartes se mêlent et les pistes se brouillent. Car c’est une histoire de faussaire - dans Citizen Kane, c’était une histoire de milliardaire -, qui sert de support à cette confession, et dans une confession de faussaire, Dieu seul peut se retrouver.


 

Orson Welles a été interviewer (1) à Ibiza, où il s’est retiré des affaires et rangé des voitures, Elmyr de Hory qui en son temps inonda les musées d’Europe et d’Amérique de faux tableaux, des faux parfaitement authentifiés par les experts, car "s’il n’y avait pas d’experts, il n’y aurait pas de faussaires". Artiste impeccable dans son art de faussaire, Elmyr de Hory se rappelle bien qu’un de ses tableaux signé Kees van Dongen a été reconnu comme sien par Van Dongen lui-même. Et il sait quel mal il a dû se donner pour imiter, de Henri Matisse, certaines imperfections de la couleur, certaines incertitudes du dessin. Il est un maître de son (faux) art qui ne peut être de niveau qu’avec les plus grands parmi les maîtres de la (vraie) peinture.


 


 

Avec Pablo Picasso par exemple. Picasso, dans sa malice, déclarait faux une série de vrais Picasso pour revendiquer le droit de faire lui-même de faux Picasso. Mais Elmyr de Hory aurait bien pu, comme l’imagine Orson Welles - car ici il ne s’agit plus de l’interview - brûler "les 22 portraits" originaux de Oja par Picasso afin de garder pour lui la gloire d’être le seul auteur d’une nouvelle époque du peintre.


 

Elmyr de Hory n’est pas le seul personnage du film. Il y a aussi Clifford Irving qui fut l’auteur d’une (vraie) biographie de lui et d’une (fausse) autobiographie de Howard Hughes. Il y a Howard Hughes (ou son souvenir), le milliardaire qui voulut à coup de mystifications présenter sa vie comme une œuvre d’art. Il y a finalement Orson Welles qui jadis avait voulu, avant de préférer William Hearst, prendre Howard Hughes comme modèle de Citizen Kane, qui aujourd’hui fait parler Elmyr de Hory et Clifford Irving.


 

Il ne s’agit pas d’un film à sketchs puisque chaque personnage s’imbrique dans un autre pour former la grande famille où se confondent les artistes et les faussaires, comme s’imbriquent aussi en chacun la vérité et le mensonge. Orson Welles lui-même, le magicien-charlatan du début participe à cet échange entre la vérité et le mensonge. Il joue avec le spectateur en constatant brusquement qu’il a promis la vérité pour une heure, mais que l’heure est passée depuis dix-sept minutes.


 


 

À ce moment-là, il vient de conter l’histoire inventée de toutes pièces d’une Oja qu’aurait aimée Picasso. Cette fois, c’est un faux de Orson Welles et il est admirable : Picasso regarde Oja passer et repasser dans la rue. Des lames de (fausses) persiennes battent devant son regard et son visage, dans une certaine mesure faux aussi puisque photographies ou auto-portraits introduits, par fraude de montage parmi de vrais acteurs...
Et cette Oja est, dans la vie de Picasso, un personnage faux mais si "ressemblant" que les experts en biographie s’y tromperaient.


 

Il est évident que Orson Welles lui-même s’identifie comme artiste aux faussaires dont il parle ou qu’il fait parler. Il rappelle la mystification par où a débuté sa carrière d’acteur à Dublin - où il s’est présenté comme une vedette de Broadway -, ou bien la mystification par laquelle il s’est imposé comme cinéaste - la fameuse émission de radio où il affola les États-Unis en rendant compte d’un débarquement de Martiens dans le New Jersey. Ce film est trop proche de lui pour ne pas être une réflexion sur son métier et sa vie de cinéaste. Et pourtant, ébloui par son feu d’artifice, égaré dans son labyrinthe, le spectateur a peine à trouver le chemin qu’il veut tracer. Rien n’interdit de comprendre, mais rien ne force à comprendre qu’il voit, comme Jean Cocteau, dans le mensonge de l’art un moyen d’être plus vrai que le vrai. Tout oblige, par contre, à comprendre que l’art est une contrefaçon de la réalité dans laquelle l’artiste n’est pas si loin du faussaire et que la qualification d’artiste liée à une signature et à la perspicacité des experts demeure relative et arbitraire.


 

Mais c’est en souriant que Orson Welles, l’artiste, s’identifie au charlatan et au faussaire, comme, dans Citizen Kane, il s’identifiait au grand requin d’industrie William Hearst au point qu’on ne pouvait séparer dans le personnage ce qui appartenait à l’un et ce qui appartenait à l’autre. Le requin d’industrie, l’artiste aujourd’hui (et depuis cinq siècles), le faussaire sont les produits d’une même époque, d’une même phase individualiste et capitaliste de l’histoire.


 

Ce n’est sans doute pas l’Art de toujours que Orson Welles enferme dans ses paradoxes. Car brusquement, vers le milieu du film, surgit la cathédrale de Chartres, cette œuvre collective, "sans signature" et qui par là résiste à tous les faussaires. Le ton, d’ironique qu’il était partout, devient grave, chaleureux, presque ému. On est surpris d’une nostalgie qui paraît si étrangère à toute la manière d’être du réalisateur. Et pourtant... En Citizen Kane, il y avait aussi un rêve de pureté enfoui depuis l’enfance qui resurgissait dans un mot laissé mystérieux : Rosebud. Le "Rosebud" de Vérités et Mensonges - celui de Orson Welles, type accompli de l’artiste du 20e siècle - c’est peut-être : "Chartres".

Jean Delmas
Jeune Cinéma n°86, avril 1975

1. En réalité, c’est François Reichenbach qui a pris l’interview, Orson Welles a fait quelques raccords pour faire croire qu’il y était. Encore un faux.


Vérités et Mensonges (Nothing but the Truth), aka F for Fake. Réal : Orson Welles ; sc : O.W. & Oja Kodar ; ph : François Reichenbach ; mont : Marie-Sophie Dubus & Dominique Engerer ; mu : Michel Legrand. Int : Orson Welles, Oja Kodar, Elmyr de Hory, Clifford Irving, Edith Irving, François Reichenbach, Joseph Cotten, Richard Drewett, Laurence Harvey, Jean-Pierre Aumont, Nina van Pallandt, Howard Hughes, Andrés Vicente Gómez (France-Allemagne-Iran, 1973, 85 mn). Documentaire.



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