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Moreau, Jeanne (1928-2017)
Une œuvre
publié le mercredi 15 février 2023

Jeanne Moreau cinéaste
Sur trois films en versions restaurées

par Francis Guermann
Jeune Cinéma n°420-421, mars 2023

Sorties le mercredi 15 février 2023


 


On connaissait, bien sûr, Jeanne Moreau comédienne de théâtre, actrice de cinéma, chanteuse et parolière. On savait sa curiosité et ses appétences pour l’expérimentation, son attirance pour le talent des autres, son soutien aux jeunes artistes et la liberté de ses choix. On connaît moins ses incursions dans l’écriture et la réalisation de films. Cela pourra être désormais révisé avec la (re)découverte des trois seuls films qu’elle a réalisés, entre 1976 et 1983 : Lumière, L’Adolescente et Lillian Gish. Deux fictions et un documentaire qui ressortent en copies restaurées chez Carlotta (à l’initiative du Fonds Jeanne-Moreau) (1).


 

Lumière (1976) est un film choral qui expose la vie professionnelle et sentimentale de quatre amies comédiennes, dans des moments de vie intense, de complicité, de succès grisant ou de difficultés, de chagrin parfois, de choix à faire où s’affirment leur liberté et leurs ambitions. C’est autour de Sarah, la comédienne la plus âgée et la plus reconnue (Jeanne Moreau) que gravitent les trois autres, interprétées par Lucia Bosè, Francine Racette et Caroline Cartier qui composent avec elle un quatuor très intéressant. La distribution comporte aussi un étonnant groupe d’acteurs, Keith Carradine, Bruno Ganz, François Simon afin si que quelques débutants d’alors : Francis Huster, Niels Arestrup, Jacques Spiesser, René Féret et Patrice Alexsandre.


 

L’Adolescente (1979), adapté d’un roman de Henriette Jelinek, est un film nostalgique et tendre sur les premiers émois sentimentaux d’une jeune fille de 12 ans. Marie (Laetitia Chauveau) part en vacances avec sa mère (Edith Clever) dans le village de sa grand-mère (Simone Signoret) pendant l’été 1939, à la veille de la Seconde Guerre mondiale. Le film dresse le portrait délicat de la fillette, lors de son passage de l’enfance à l’adolescence, dans une province française vivant encore de manière très traditionnelle, avec ses métiers, ses secrets et croyances, sa vie presque autarcique, loin du monde, où la nature prend une importance primordiale. Marie affronte des situations nouvelles (sa puberté, la jalousie, la découverte de la mort), s’éloigne des enfants de son âge, tombe éperdument et platoniquement amoureuse du beau médecin qui fait un remplacement dans le village (Francis Huster), qui lui-même devient l’amant de sa mère. La fin d’un monde se dessine, perte de l’innocence pour Marie, perte de l’insouciance pour une population au bord de la guerre.


 

Lillian Gish (1983) est un portrait de l’actrice américaine, reposant sur un dialogue entre les deux comédiennes. Il retrace le parcours de Miss Gish, depuis ses premières expériences sur le planches new-yorkaises en 1913, alors qu’elle était encore une enfant, jusqu’aux débuts du cinéma parlant. La figure tutélaire qu’était D.W. Griffith, qui l’a propulsée au zénith des actrices du muet, et la naissance d’Hollywood sont abondamment évoqués, avec de nombreux documents et extraits de films. Mais plus que cela, il s’agit aussi du récit de son parcours de femme vers lequel Jeanne Moreau, en miroir, la dirige. Lilian Gish se révèle alors d’une sincérité et d’une simplicité touchantes, que la réalisatrice capte avec délicatesse.


 

Ces trois films sont conduits par un même amour pour le cinéma. S’ils ne révolutionnent pas cet art, s’ils ne présentent pas une audace formelle qui les distinguent, ils sont néanmoins d’une qualité technique irréprochable et interprétés remarquablement.
Mais leur intérêt principal, outre la curiosité de (re)découvrir un nouvel aspect de la belle carrière et du talent de Jeanne Moreau, c’est de la voir se révéler personnellement. Avec le recul, on peut considérer ses films comme autant d’autoportraits dévoilant sa personnalité profonde.

Lumière, à ce titre, est le plus révélateur. Elle s’y expose de la manière la plus sincère et directe et compose un portrait à facettes de l’actrice qu’elle est fondamentalement, chacune des trois autres actrices pouvant être une autre elle-même, à des stades différents de sa vie. Un acteur est un interprète qui se dédouble, ment, entre dans la peau d’un autre. Mais, disait Jeanne Moreau, "L’acteur recrée en revivant des émotions. Pour cela, il ne peut qu’être vrai".


 

De la même manière, la jeune fille de L’Adolescente pourrait, elle aussi, être un autoportrait de Jeanne Moreau à un moment de sa vie où se sont ouvertes de nouvelles possibilités. L’aspect autobiographique y est très présent (notamment la mère, interprétée ici par l’actrice allemande Edith Clever peut faire penser à sa mère qui était anglaise.


 

La vie intime d’une actrice se confond avec les vies interprétées. La manière dont Jeanne Moreau décrit cette jeune fille, dans son intimité et sa subjectivité, en tout cas dans avec une empathie totale, le laisse penser.


 

Quant à Lillian Gish, elle y laisse poindre son admiration pour la femme et pour l’actrice, identification totale qui rend ce portrait si vivant, avec ces moments délicieux d’échanges entre les deux comédiennes. Le portrait cinéphile se dédouble, les deux comédiennes en alter ego et dans une histoire partagée, plus large qu’elles seules : le cinéma.

Francis Guermann
Jeune Cinéma n°420-421, mars 2023

1. Fonds Jeanne-Moreau ; Chez Carlotta.


* Lumière. Réal, sc : Jeanne Moreau ; ph : Ricardo Aronovich ; mont : Albert Jurgenson ; mu : Astor Piazzolla ; cost : Christian Gasc. Int : Jeanne Moreau, Lucia Bosè, Francine Racette, Caroline Cartier, Keith Carradine, François Simon, Bruno Ganz, René Féret, Niels Arestrup, Francis Huster, Patrice Aleksandre, Jacques Spiesser (France, 1976, 102 mn).

* L’Adolescente. Réal : Jeanne Moreau ; sc : J.M. & Henriette Jelinek ; ph : Pierre Gautard ; mont : Albert Jurgenson & Colette Leloup ; mu : Philippe Sarde : déc : Noëlle Galland. Int : Laetitia Chauveau, Simone Signoret, Francis Huster, Jacques Weber, Edith Clever, Jean-François Balmer, Hugues Quester, Roger Blin, Hélène Vallier, Isabelle Sadoyan, Bérangère Bonvoisin, Michel Blanc, Françoise Bette, Maurice Baquet (France-Allemagne, 1979, 94 mn).

* Lillian Gish (A Salute to Lillian Gish). Réal : Jeanne Moreau ; ph : Thomas Hurwitz & Pierre Gautard ; mont : Noëlle Boisson ; mu : Roland Romanelli. Avec Lilian Gish et jeanne Moreau (France, 1983, 59 mn).



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