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Cria cuervos (1976)
de Carlos Saura
publié le mercredi 15 mars 2023

par Ginette Gervais-Delmas
Jeune Cinéma n°96, été 1976

Sélection officielle en compétition du Festival de Cannes 1976. Prix du jury

Sorties le jeudi 3 juin 1976 et le mercredi 7 février 2007


 


Le centre de ce film, de structure assez compliquée, est une petite fille d’environ huit ans, Ana. Orpheline, mais entourée de ses deux sœurs, d’une tante qui apprend le savoir-vivre aux enfants, d’une grand-mère gâteuse et paralytique, et de la bonne de la famille. Tout ce monde vit dans une de ces maisons espagnoles dont Carlos Saura fait souvent le cadre de ses films, spacieuses, fraîches, au mobilier vieillot, et passablement tristes. Autour, un grand parc où l’on promène la grand-mère.


 


 


 

Mais Ana vit très retranchée de cet entourage, avec lequel elle entretient des rapports apparemment normaux. C’est une petite personne très fermée, vêtements toujours nets, cheveux mi-longs qui tombent droit. Tout est dans le regard, un regard qui enregistre tout et qui donne à cette petite fille tranquille une présence intense.


 


 

Elle circule souvent la nuit dans la maison, et elle voit beaucoup de ces choses dont on dit habituellement qu’elles ne sont pas pour les enfants. La nuit où son père meurt d’une attaque, elle est attirée par des bruits insolites, et voit une femme filer en vitesse de la chambre. Elle assiste à une scène très pénible et violente entre son père et sa mère. Elle est là quand sa mère hurle de douleur et de peur de la mort. Elle voit la tante se faire peloter par le mari d’une amie.


 


 


 

Comment Ana prend-elle tout cela ? Mystère. Elle est toujours silencieuse, peut-être parce qu’il s’agit de sujets tabous. On voit seulement qu’elle déteste son père, puis sa tante. Elle croit détenir un poison qui lui donne pouvoir de vie et de mort, mais que signifie pour elle la mort ? Elle offre ingénuement à la grand-mère de l’aider à se débarrasser d’une existence qui ne lui semble pas mériter d’être vécue, mais la grand-mère n’est pas d’accord. Une autre fois, mais sans lui demander son avis, elle versera le poison à la tante... qui ne s’en portera pas plus mal.


 


 

Ce qui est sympathique, c’est qu’il n’y a aucune bêtification de l’enfance. "Je n’ai jamais cru, dit Carlos Saura, au prétendu paradis de l’enfance ; je crois, au contraire, que l’enfance constitue une étape durant laquelle la terreur nocturne, la peur de l’inconnu, le sentiment d’incommunicabilité, la solitude, sont présents au même titre que cette joie de vivre et cette curiosité dont nous parlent tant les pédagogues. Ana, l’héroïne de mon film, est évidemment sensible et particulièrement réceptive. Face à l’oppression du monde des adultes, elle s’est fabriqué un univers personnel à part, où seuls trouvent place les êtres conformes à ce qu’elle attend d’eux. Dans cet univers, la réalité englobe des souvenirs qui ont la présence de l’actualité, des désirs et des hallucinations qui se confondent avec le quotidien".


 


 

Ce sentiment de mystère qu’on éprouve devant l’héroïne est encore accentué par la structure du récit. C’est Ana qui évoque ses souvenirs vingt ans plus tard, mais ces souvenirs sont parfois l’évocation de souvenirs antérieurs, c’est évident pour tout ce qui se rapporte à la mère morte, et au père. Enfin, ce qui n’est pas pour simplifier, c’est Géraldine Chaplin qui incarne à la fois la mère et Ana en 1995. Souvenirs à plusieurs niveaux.


 


 

Le milieu social que peint Carlos Saura est toujours cette même bourgeoisie hypocrite - pas de cette hypocrisie à conflits, douloureuse, comme dans les romans de François Mauriac, mais une hypocrisie si bien installée qu’on peut la qualifier de "naturelle". On retrouve toujours le paralytique, mais aussi les souvenirs de la guerre civile.


 


 

Cette obsession du souvenir nous place dans l’atmosphère habituelle des films de Carlos Saura, sans doute sous sa forme la plus achevée. "La guerre civile est encore pour nous un sujet de conversation, car elle a affecté d’une manière ou d’une autre tous ceux qui l’ont vécue. Quand elle a commencé, j’avais quatre ans, et elle s’est terminée alors que j’en avais sept. Mais les souvenirs de ces années-là sont si vifs qu’ils effacent beaucoup d’expériences postérieures".

Ginette Gervais-Delmas
Jeune Cinéma n°96, été 1976


Cria cuervos. Réal, sc : Carlos Saura ; ph : Teodoro Escamilla ; mont : Pablo González del Amo ; mu : Federico Mompou, chanson de José Luis Perales, interprétée par Jeanette ; déc : Rafael Palmero ; cost : Maiki Marín. Int : Géraldine Chaplin, Mónica Randall, Florinda Chico, Ana Torrent, Héctor Alterio, Germán Cobos, Mirta Miller, Josefina Díaz, Conchita Pérez, Maite Sánchez, Juan Sánchez Almendros (Espagne, 1976, 110 mn).



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