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Jeliazkova, Binka (1923-2011)
Sur deux films inédits en France
publié le mercredi 8 mars 2023

Une redécouverte
par Nicole Gabriel
Jeune Cinéma n°420-421, mars 2023

Sorties le mercredi 8 mars 2023


 


Pourtant, on ne peut pas dire que Binka Jeliazkova soit une inconnue au bataillon du 7e Art. Première femme cinéaste en Bulgarie socialiste, elle est l’auteure de six fictions et de deux documentaires qui lui ont rapporté une reconnaissance internationale, aussi bien à l’intérieur du bloc socialiste avec deux prix au Festival de Moscou (en 1961 et en 1977), qu’à l’extérieur de celui-ci, à Montréal en 1967, puis à Cannes où elle a représenté son pays en 1974 et en 1981 (1). Sa liberté d’esprit lui a valu des démêlés avec la censure qui a bloqué la sortie de quatre de ses films. De ce fait, elle a cessé de tourner à partir de 1981 et n’a pas repris ses activités après la chute du Mur. Elle et son mari, le scénariste Hristo Ganev, sont restés isolés dans une société en pleine transition, considérés par la jeunesse comme des figures du passé.


 

Autant dire que ses films, propriété de l’État, se dégradaient dans leurs lieux de stockage. La redécouverte de la cinéaste est due d’abord à la sortie du documentaire de Elka Nikolova, une réalisatrice d’origine bulgare vivant aux États-Unis, Binka To Tell a Story About Silence (2007). Ensuite, à celle du monumental opus de Mark Cousins, Women Make Film (2018), qui débute par une séquence de Quand nous étions jeunes. Enfin, à la reconnaissance que lui apporte, en 2021, le spécialiste du cinéma balkanique au Festival de Thessalonique, Dimitris Kerkinos, qui obtient des archives bulgares matière à rendre hommage à la cinéaste à travers la rétrospective intégrale de son œuvre.


 

Nous étions jeunes (1961)

 

Filmé en noir & blanc, Nous étions jeunes s’ouvre à la manière d’un rétro-récit introduit mezzo voce par une femme : "Ce n’est pas pour l’obscurité que nous évoquons ces vies, mais pour ces petites lumières qui s’allument soudain, brillent un temps et s’éteignent sans bruit".
Durant cette scène inaugurale, la caméra est fixée sur les fiches de police de jeunes résistants, morts au combat durant la Seconde Guerre mondiale. Âgée de 15 ans, Binka Jeliazkova avait elle-même fait partie d’un groupe luttant, en Bulgarie, contre l’occupant et le régime fasciste.


 


 

L’action débute dans une Sofia désertée, sous un soleil de plomb. Une jeune fille tient une fleur à la main (comme dans le fameux cliché de Marc Riboud), qui est ici un signe de reconnaissance. Elle a rendez-vous avec un jeune homme auquel elle donne le mot de passe, "Luciole".


 


 

Celui-ci lui présente un groupe de camarades prêts à tout pour défendre leur pays et leur idéal. Suivront deux tentatives d’attentat qui échouent lamentablement. Leur troisième action finit en traquenard. Le scénario est un peu embrouillé, avec la question de la trahison au sein de la bande qui prend le pas sur les objectifs initiaux. En revanche, l’aisance de la mise en scène, la légèreté de la caméra, les prises de vue en extérieur, les déambulations diurnes et nocturnes dans la ville sont remarquables.


 


 

À cela, il convient d’ajouter des motifs récurrents, comme les envolées d’oiseaux à la Mikhaïl Kalatozov, (2) les éclairages ponctuels du sol pavé au moyen de torches électriques tenues par les protagonistes, qui décrivent des cercles se rapprochant, s’éloignant ou se superposant.
Moins dramatique, moins expressionniste que Kanal de Andrzej Wajda (1957), qui traitait aussi du thème du sacrifice de la jeunesse, Nous étions jeunes fait la part belle aux personnages féminins.


 


 

Chez Binka Jeliazkova, les femmes ne suivent pas l’homme par amour mais agissent par décision consciente. À cet égard, le portrait d’une jeune paraplégique est d’autant plus réussi que la parabole est dépeinte en finesse. Cette invalide observe et devine tout ce qui se passe devant sa fenêtre, un peu comme James Stewart dans Fenêtre sur cour (1954) ; elle prend aussi des photos ; elle relate des histoires aux enfants, etc. Il va de soi qu’elle figure l’auteure du film et, également, par sa fonction voyeuriste, le premier spectateur de celui-ci.


 

Le Ballon attaché (1967)

 

Boycottée malgré la distinction de Nous étions jeunes au Festival de Moscou, Binka Jeliazkova a dû attendre plus de cinq ans avant de mettre en chantier le film Le Ballon attaché (parfois traduit par Le Ballon captif), lequel fut, à peine achevé, immédiatement mis au placard. Il faut préciser que le ton de celui-ci est tout autre. Et qu’elle avait choisi comme scénariste un des plus grands écrivains bulgares, Yordan Raditchkov, auteur prolifique de récits et de pièces de théâtre, pas forcément bien en cour (3). Celui-ci faisait revivre notamment, dans ses Récits de Tcherkaski et dans ses pièces, la région de son enfance, située au nord-est de la Bulgarie, aujourd’hui disparue à cause de la construction d’un barrage.


 

Le Ballon attaché se déroule en plein jour et en rase campagne. Les superbes prises de vue de Emil Vagenshtain offrent toute une palette de gris. Le film s’ouvre sur le chant du coq. Un garde-champêtre, annoncé par un tambour, adresse des avis à la population, d’abord anodins, reléguant à la dernière place ceux d’importance. Premièrement, les villageois sont enjoints de reculer leur horloge d’une heure, le pays devant s’aligner sur l’horaire des puissances de l’Axe. Deuxièmement, leur est recommandée une extrême vigilance, car il rôde dans les environs un dangereux ennemi.


 

Apparaît dans le ciel un zeppelin, qui a la forme d’un gigantesque mollusque, symbole phallique semblant doué sinon d’intelligence, du moins de ruse. Une sorte de Moby Dick ou une simple baudruche ? Une petite fille avec des tresses le remarque la première. Puis arrivent les villageois, des chasseurs ravis de l’aubaine munis de fourches et de carabines, décidés à faire la peau à cette proie pour tirer de son enveloppe de soyeuses chemises. Se mêlent à leurs propos des souvenirs de la Première Guerre mondiale et de leurs exploits de braconnage. "Les fusils sont nos sœurs, les balles de plomb, nos enfants", chantent-ils. Ils plaisantent, interpellent la "bête" et la provoquent : "Tu es toujours à nous épier. Tu regardes nos filles se baignant à la rivière pour te rincer l’œil".


 

Le proto-drone mastoc plane en silence et projette son ombre inquiétante sur le village et les collines avoisinantes. Suit une bataille rangée, émaillée de jurons vigoureux, avec les gars du village voisin réclamant eux aussi leur part de butin. Cette guerre picrocholine se transforme en une fête paysanne, avec ses rituels, ses marches militaires, ses farandoles et ses horos, danses traditionnelles des Balkans.


 

L’âne, que la foule taquine avant de le porter en triomphe tel un roi, est l’occasion pour la cinéaste d’insérer une séquence carnavalesque dans laquelle l’allusion politique est claire. Le merveilleux, dès lors, s’immisce dans le grotesque. Un plan est récurrent dans le déroulé : la figure extra-diégétique d’une jolie jeune fille qui ne cesse de courir, pieds nus, poursuivie par des chiens et qui sera abattue à la lisière d’un bois.


 

Les têtes des belligérants se métamorphosent en fleurs de tournesol ; on assiste à un ballet d’épouvantails à moineaux, guenilles au vent ; la victoire sur le zeppelin, atteint par les balles des paysans, échoué à terre, devient prétexte à escalades, à glissades, à sauts à la corde, à jeux de trampoline et de balançoire comme dans un gigantesque jardin d’enfants. L’euphorie est comparable à celle des Lilliputiens enchaînant Gulliver.


 


 

La police montée vient mettre bon ordre au chambard. Les croquants changent de camp et prennent le parti du zeppelin qu’ils exhortent à passer à la contre-offensive. Le dirigeable terrassé est taillé en pièces par la maréchaussée. Les fauteurs de trouble sont condamnés à de rudes châtiments corporels. Ce qu’ils acceptent, les uns avec effronterie, les autres avec une résignation oblomovienne. Le jeu valait la chandelle : "La rigolade, ça reste drôle, même après cent coups de bâton". La farce ou la fable - Yordan Raditchkov se réclamait de Ésope et de La Fontaine - est émaillée de citations de Beaumarchais, Jean-Paul, Machiavel, Lessing, Sénèque qui introduisent une distance par rapport à une réalité prosaïque. Le film rend ainsi hommage à la sagesse populaire.

Nicole Gabriel
Jeune Cinéma n°420-421, mars 2023

1. Au Festival de Cannes : Poslednata duma (1973) a été sélectionné en compétition officielle en 1974 ; et Golyamoto noshtno kapane (Le Grand Bain de minuit) en sélection officielle Un certain regard en 1981.

2. Mikhaïl Kalatozov (1903-1973) a réalisé notamment Quand passent les cigognes (Palme d’Or du Festival de Cannes en 1958) et Soy Cuba (1964).

3. Yordan Raditchkov (1929-2004). Les Récits de Tcherkaski sont un recueil de contes qui mettent en scène des paysans des Balkans. Traduction de Marie Vrinat-Nikolov & Kracimir Kavaldjiev, Paris, l’Esprit des péninsules, 1998 (1ère édition en 1994).


* Nous étions jeunes (A byahme mladi). Réal : Binka Jeliazkova ; sc : Hristo Ganev ; ph : Vasil Holiolchev ; mont : Tsvetana Tomova ; mu : Simeon Pironkov. Int : Dimitar Buynozov, Rymyana Karabelova, Lyudmila Cheshmedzhieva, Georgi Georgiev-Getz (Bulgarie, 1961, 110 mn).

* Le Ballon attaché (Privarzaniyat balon). Réal : Binka Jeliazkova ; sc : Yordan Raditchkov ; ph : Emil Vagenshtain ; mont : Borislav Penev ; mu : Simeon Peronkov. Int : Grigor Vachkov, Georgi Kaloyanchev, Georgi Partsalev, Konstantin Kotsev (Bulgarie, 1967, 98 mn).



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