home > Personnalités > Roemer, Michael (né en 1928)
Roemer, Michael (né en 1928)
An American Trilogy
publié le mercredi 15 mars 2023

par Nicole Gabriel
Jeune Cinéma en ligne directe

Sorties le mercredi 15 mars 2023


 


Avec la sortie en salles de trois films inédits de Michael Roemer "An American Trilogy", les films du Camélia rendent hommage à un important réalisateur qui a toujours tenu à garder son indépendance par rapport aux studios. Nous sont proposées trois œuvres qui, en leur temps, ont connu un succès d’estime plutôt que des entrées au box-office. Et qui n’ont pas tardé à être oubliées. Nothing But A Man (1964), The Plot Against Harry (1969), Vengeance Is Mine (1984) s’échelonnent dans le temps et obéissent à des genres différents. La production de Michael Roemer est naturellement plus abondante, mais ses autres films étaient surtout des documentaires pour la télévision. Sa relative autonomie, il la doit, à l’instar d’un Jean Rouch en France, à son rattachement à une institution d’enseignement et de recherche, en l’occurrence, l’Academy of the Arts de l’Université de Yale où il entra en 1966 et dont il fait toujours partie.


 

Né en 1928 à Berlin au sein d’une famille de la haute bourgeoisie juive, Michael Roemer quitte l’Allemagne en 1939 par un des derniers Kindertransporte à destination de l’Angleterre. Il y fréquente un internat mixte, très libéral, la Bunt Court School dans le Kent, où il se lie d’amitié avec Frank Auerbach, futur peintre à succès. En 1945, il rejoint les États-Unis où il s’inscrit à Harvard et suit des cours de littérature anglaise. C’est dans cette université qu’il réalise son premier film, une fiction intitulée A Touch of the Time (1949), sur l’art du cerf-volant. Il enchaîne sur douze captations de pièces de Shakespeare pour la Ford Foundation et sur une série de films pédagogiques pour le petit écran. Le cinéaste se dit proche des documentaristes Fred Wiseman, David et Albert Maysle, Donn Alan Pennebaker, Richard Leacock dont il explore lui aussi la veine. Il signe Cortile Cascino (1960) avec un de ses amis de Harvard, Robert M. Young, à la caméra qui présente des images saisissantes d’un slum en plein Palerme. Le film, bien que commandité par NBC, ne sera pas diffusé, de peur de "faire entrer ce type de misère dans le living room américain".


 


 

Nothing But a Man (1964)
 

Pour Nothing But a Man, le duo Roemer-Young se reconstitue. Le scénario est écrit de concert et Robert M. Young assure toujours les prises de vue. Cette fiction en un splendide noir et blanc est tournée en extérieurs. Elle s’ouvre sur une voie de chemin de fer où travaillent des ouvriers noirs sous les ordres d’un contremaître blanc. Le chantier doit durer encore cinq semaines. Les hommes semblent apprécier cette activité qui fait d’eux des itinérants. Il y règne une bonne ambiance. Les travailleurs, pendant la pause, boivent des bières, plaisantent entre eux et jouent aux dames avec les capsules des bouteilles.


 


 

Duff - Ivan Dixon, cascadeur ayant doublé Sidney Poitier dans The Defiant One (1958) -, le plus taiseux d’entre eux, le plus sérieux aussi, repousse les avances d’une charmante demoiselle un peu trop empressée. Il préfère se rendre à l’église, où l’on assiste à une authentique scène de gospel, et à une soirée de charité. Il engage la conversation avec Josie, une jeune femme aussi belle qu’intelligente et réfléchie, interprétée par la chanteuse de jazz Abbey Lincoln. Josie est institutrice et passionnée par son travail. Elle mentionne en passant qu’elle est la fille du pasteur. Il se trouve que celui-ci ne voit pas les choses d’un bon œil, d’autant que Duff reconnaît ne pas croire en Dieu.


 


 

Néanmoins, la jeune femme tient bon et le couple se marie puis s’installe après que Duff a trouvé un travail stable dans une scierie. Les choses se gâtent à partir du moment où il encourage ses collègues de travail à se montrer plus solidaires. L’un d’eux en informe la hiérarchie. Mis en demeure de revenir publiquement sur ses propos, Duff s’y refuse fièrement. Il est immédiatement mis à pied. Dès lors, considéré comme fauteur de troubles, il est partout, littéralement, blacklisté. En dernier ressort, le pasteur le recommande au propriétaire d’une station-service, où les petits Blancs se font un plaisir d’intimider voire d’agresser verbalement et physiquement la "forte tête".


 


 

Le film, censé se dérouler près de Birmingham, en Alabama, dut être tourné dans le New Jersey, la situation étant explosive dans le Sud en 1963 avec les manifestations et les sit-ins anti-ségrégation, les attentats meurtriers du Ku Klux Klan et l’arrestation de Martin Luther King. De ce contexte historique, il n’est pas fait d’écho dans Nothing But a Man, comme si la campagne pour les droits civiques n’avait pas atteint la petite bourgade en question. Duff lutte pour sa dignité, et le respect de ses droits en tant qu’homme. La violence est montrée comme latente, faite de brimades, de moqueries, d’insultes. Les menaces sont diffuses, privant les hommes de leur estime de soi et divisant la communauté noire. Une partie de celle-ci est achetée moyennant quelques privilèges ou un semblant d’ascension sociale. "Vous êtes tellement habitué à faire des courbettes que vous ne savez plus vous lever", lancera Duff à son beau-père.


 


 

Il n’y a aucune scène d’assassinat ni de lynchage, à peine une allusion en passant. L’œuvre témoigne du racisme ordinaire et de ses effets sur les rapports humains, les relations intimes et les rapports de travail. Le cinéaste fait intervenir même dans les seconds rôles des comédiens remarquable comme Julius Harris, Gloria Foster, Yaphet Kotto. La BO, à base de chansons de Stevie Wonder, des Marvellettes, de Martha and The Vandellas, des Miracles, etc. dissonne avec le contenu traité, voire tempère celui-ci. On discerne dans Nothing But a Man la sensibilité du cinéaste, témoin durant son enfance de situation similaires. Néanmoins, traitant, sur le mode de l’understatement, de motifs peu spectaculaires, le film se rapproche par sa facture même du genre documentaire.


 


 

The Plot Against Harry (1969)
 

Après la distinction de Nothing But a Man aux festivals de Venise et de New York, Michael Roemer reçut plusieurs propositions émanant des grands studios pour tourner d’autres projets sur des Afro-Américains. Il les refusa toutes. Puis, en 1966, la King Broadcasting Company, basée à Seattle, lui offrit de réaliser, en toute liberté, un film sur le sujet de son choix pour lequel il aurait le final cut. Il écrivit alors le scénario d’une Jewish comedy, histoire de passer à autre chose. Le temps n’était pas encore à s’interroger sur la légitimité d’un film "sur les Afro-Américains", mis en scène, photographié et produit par des Blancs. "J’avais vu des gens souffrir, je voulais faire un autre type de film", expliqua-t-il. Tout autre est le décor de ce second long métrage en noir et blanc qui se déroule dans la vivacité du New York captée par la caméra de Robert M. Young. Il semble aussi que Michael Roemer ait voulu introduire l’humour qui manquait à ses précédents films au moment où Woody Allen débutait derrière la caméra avec What’s Up, Tiger Lily (1966) et Take the Money and Run (1969), et où Philip Roth remportait un énorme succès avec Portnoy’s Complaint (1969).


 


 

The Plot Against Harry, tourné en 1969, décrit le quotidien d’un petit gangster, ce qu’en yiddish on nomme un schlemihl, entre deux séjours en prison. Malheureusement, le film, sorti seulement en 1971, n’eut aucun succès et ne tint l’affiche qu’une semaine au Blue Mouse Theatre de Seattle. Michael Roemer le mit au placard jusqu’en 1989, reconnaissant n’avoir pas d’expertise en matière de comédie, après avoir constaté que personne ne riait aux situations pourtant absurdes. Cet insuccès semble inexplicable aujourd’hui. Sans doute tenait-il en partie à la structure capricieuse du film, à base de saynètes ou tableaux et à l’abondance de personnages, apparentés de près ou de loin.


 


 

Le nombre de gags est réduit ; le spectateur ne trouve guère de bons mots qu’il pourrait retenir et réutiliser. La valeur du film provient surtout de la précision de ses observations sur le milieu… du milieu qui y est présenté. Michael Roemer avait passé un an à en faire l’étude de près ou, comme on dit aujourd’hui, à s’y immerger en travaillant comme assistant-serveur à des baptêmes et à des mariages juifs à Long Island. Il avait aussi suivi un avocat dans différents tribunaux new-yorkais. Il s’informa sur le monde des paris et du racket, interviewa des call-girls et assista à des présentations de lingerie fine.


 


 

Il se chargea du casting lui-même, choisissant pour le rôle principal Martin Priest, qui figurait déjà dans Nothing But a Man. Il fit appel par ailleurs à des amateurs, à des semi-professionnels et à des membres de sa famille. Henry Nemo (Max, le factotum) avait ainsi été musicien dans l’orchestre de Duke Ellington et Maxine Woods (la très belle ex-épouse du gangster) exerçait comme… psychanalyste. The Plot Against Harry est également une "symphonie urbaine". Sur un New York disparu ou méconnaissable - les scènes ont été tournées dans le Bronx, à Brooklyn, dans le Queens, aucune d’elle n’y montre l’Empire State Building ou Broadway. On y retrouve les quartiers peuplés de Latinos et d’Afro-Américains avec les enfants qui jouent dans les rues comme dans le documentaire In the Street de Helen Levitt (1948). Et pour les scènes d’intérieur, reste toujours la prison. Celle d’où sort le protagoniste dès les premiers plans. Ou bien l’hôtel de luxe avec piscine où il réside le reste du temps.


 


 

Dans le cadre de ses activités, Harry se doit d’assister à toutes sortes de fêtes de famille - au sens large du terme - où se concluent les affaires. Tandis que tout le monde danse la farandole au son de la musique ashkénaze, que défilent d’affriolantes mannequins en soutien-gorge et shorty, Harry promène partout sa mine de Pierrot Lunaire. Les personnages du film ont leurs faiblesses, mais ne sont pas caricaturés. Le comique n’est jamais amer ou caustique, trop subtil, peut-être pour son temps.


 


 

Vengeance is Mine (1982)
 

Michael Roemer est l’homme de la seconde chance, pour ne pas dire de la revanche. Son long métrage Vengeance is Mine était au départ un téléfilm pour PBS tourné en 1983, diffusé en 1984 sous le titre Haunted, sans susciter alors d’intérêt particulier. Il resta près de quarante ans au purgatoire et est considéré comme un classique du genre depuis sa redécouverte en 2022 au Film Forum de New York.
Mêlant mélo et naturalisme, le film, hanté par des histoires de famille - le refoulé faisant retour - met en valeur surtout des figures féminines. Le récit s’ouvre avec un assez long gros plan sur le visage de l’héroïne principale, Jo, interprétée par Brooke Adams, rendue célèbre par Days of Heaven de Terrence Malick (1978). Le personnage exprime en une séquence toutes les émotions : la joie, la mélancolie, l’angoisse, l’indifférence, le flegme sur l’air de Moonglow (1934) de Will Hudson & Irving Mills, dans la version de Django Reinhardt. Un plan plus large la montre assise dans un avion, un verre de gin tonic à la main, au moment de l’atterrissage. On comprend alors qu’elle est ivre, ce que lui fera remarquer sa sœur Fran venue l’accueillir à l’aéroport de Rhode Island.


 


 

Dès lors, l’action se situe essentiellement dans une petite ville du Massachussetts "où rien jamais ne change". Jo revient au pays après des années d’absence, pour revoir sa mère adoptive assez mal en point. Et, par la même occasion, pour tenter de mettre un terme à des haines recuites. Dans cette famille d’origine polonaise, ultra-catholique, Jo était en effet considérée comme "un enfant du diable", tandis que sa demi-sœur était "la fille de Dieu". Les souvenirs se ravivent peu à peu. Dans un café de la ville, Jo croise le garçon qui l’avait mise enceinte quand elle était adolescente. Au domicile familial, nous découvrons le recoin où elle fut recluse jusqu’à son accouchement. "Quand je me suis réveillée, il n’y avait plus de bébé. Il avait été adopté".


 


 

Michael Roemer entrelace les thèmes de la filiation, du rapport à la mère, de l’envie d’enfant et de l’envie en général (de la tentation, de la jalousie, de la rivalité) à sa manière habituelle, avec force méandres et ellipses. La première partie se déroule dans le cadre familial étouffant et à l’église - des espaces encombrés de crucifix et de statues de la Vierge. La présence de Jo semble partout superflue. La mère d’adoption est sourde à tout dialogue. Fran s’occupe de son propre nourrisson. Ayant retrouvé la trace de sa mère biologique, une femme peu avenante qui tient une mercerie, elle lui rend visite sans oser lui dire qui elle est.


 


 

Heureusement Donna, une artiste-peintre qui vit avec sa jolie petite fille dans la maison d’à côté, est plus accueillante et nettement plus chaleureuse. Dans cette partie du film, pour la première fois, Michael Roemer s’attache à dépeindre l’atmosphère upper middle class et bohème en Nouvelle Angleterre. Jo et Donna sympathisent - toutes deux sont sur le point de divorcer. Donna cherche à établir une relation de sororité - certains plans font un peu songer à des scènes de Persona de Ingmar Bergman (1966). Jo, de son côté, désire avant tout une relation privilégiée avec la petite fille - substitut de son enfant perdu. Elle lui fait une déclaration d’amour.


 


 

Revient la question de la convoitise, en l’occurrence celle de la magnifique résidence secondaire de Donna sur Block Island. Sans parler de la séduction, réelle ou feinte, qu’elle cherche à exercer sur le mari de celle-ci. Dans ce trio l’enfant est otage. La plaisanterie vire au fantastique ou au film de vampire : Donna, fragilisée est poussée à bout, elle pique une crise d’hystérie après l’autre.


 


 

La comédienne Trish Van Devere, remarquée précisément dans le film d’horreur The Changeling (1980), aide à entretenir le suspense, alternant vulnérabilité et agressivité, calme glacial et déchaînement. Le film est dominé par des pastels dus à Franz Rath, le chef opérateur de Volker Schlöndorff et Margarethe von Trotta. La mer, les paysages et les lieux de l’intrigue sont photographiés comme des tableaux. Vengeance is Mine peut aussi faire penser aux drames de Henrik Ibsen ou de August Strindberg, fondés sur le rigorisme moral, la question de la parenté, la brutalité des relations intra-familiales. Paradoxalement, cela reste un spectacle pour tout public : les ingrédients du weepy sont là. À cet égard, Michael Roemer aime citer une règle de l’ancien acteur que fut aussi Ronald Reagan : "Un acteur ne doit jamais voler ses larmes au public".

Nicole Gabriel
Jeune Cinéma en ligne directe


* Un homme comme tant d’autres (Nothing But a Man). Réal : Michael Roemer ; sc : M.R. & Robert Milton Young ; ph : Robert Milton Young ; mont : Luke Bennett ; cost : Nancy Ruffing. Int : Ivan Dixon, Abbey Lincoln, Yaphet Kotto, Julius Harris, Gloria Foster, Mel Stewart, Tom Ligon, Gil Rogers, Richard Ward, Moses Gunn, Esther Rolle (USA, 1964, 91 mn).

* Harry Plotnick seul contre tous (The Plot Against Harry). Réal, sc : Michael Roemer ; ph : Robert Milton Young ; mont : Georges Klotz & Terry Lewis ; mu : Frank Lewin. Int : Martin Priest, Ben Lang, Maxine Woods, Henry Nemo, Margo Ann Berdeshevsky, Christopher Cross, Ronald F. Hoiseck (USA, 1969, 81 mn).

* Vengance is Mine (aka Haunted). Réal, sc : Michael Roemer ; ph : Franz Rath ; mont : Terry Lewis. Int : Brooke Adams, Trish Van Devere, Jon DeVries, Ari Meyers, Mark Arnott, Audrey Matson (USA, 1982, 118 mn).

Ne pas confondre avec Vengeance is Mine de Hadi Hajaig (2021).



Revue Jeune Cinéma - Mentions Légales et Contacts