Berlin 2013
publié le samedi 7 février 2015

Berlin, février 2013, 63e édition

par Nicole Gabriel
Jeune Cinéma n°350-351, printemps 2013

La réalité, ainsi que Dieter Kosslick, maître de la Berlinale depuis douze ans, le rappelle sans citer ses sources (comme nos socialistes d’ailleurs), c’est "ce qui cogne" (Lacan, Écrits).

La réalité est venue cogner dur dans cette 63e édition.

La compétition

Dans une bourgade de l’Amérique profonde, le mirage d’une prospérité retrouvée grâce au gaz de schiste et au fracting, au moment même où le procédé d’extraction faisait débat au Bundestag : Promised Land de Gus Van Sant avec Matt Damon, également coscénariste et producteur du film.

Les troubles maniaco-dépressifs - dits aussi "bipolaires" - les profits juteux qu’en tire l’industrie pharmaceutique et les effets collatéraux sur les cerveaux humains : ( Side Effects de Steven Soderbergh.

Le chemin de croix d’un couple rom en Bosnie, vingt ans après la guerre, avant que la femme puisse recevoir des soins à l’hôpital : Epizoda U Zivotu Beraca Zeljeza (An Episode in the Life of an Iron Picker,) de Danis Tanovic.

La soudaine richesse de certains Roumains et l’usage que fait une mère de son argent pour tenter de protéger son chauffard de fils qui a écrasé un gosse de pauvres : Child’s Pose de Calin Peter Netzer.

Le struggle for life et le système des gangs dans le Kazakhstan postsoviétique vu par le prisme d’un collège de campagne au milieu de nulle part : Uroki garmonii de Emir Bagaïzin.

J’ai cité là les trois films venus d’au-delà de l’ancien rideau de fer qui ont été distingués, après, on le devine, d’âpres marchandages entre les membres d’un jury présidé par Wong Kar-wai.

C’est finalement le film roumain qui a décroché l’Ours d’or, confirmant une fois de plus que le cinéma transsylvanien est l’absolu darling des festivals, l’Ours d’argent allant à l’admirable docufiction bosniaque, beau comme un film de Jean Rouch, une mention spéciale étant réservée au film kazakh.

Regrettons simplement que le jury n’ait pas récompensé la performance de son jeune protagoniste, lui préférant, pour le prix d’interprétation masculine, Nazif Mujic qui se contente d’être - et très bien - lui-même, un Tsigane qui ne chante ni ne danse, dans le film low budget de Tanovic.

Nous n’osions espérer que Vic+Flo ont vu un ours, le laconique, elliptique et pince-sans-rire opus de Denis Côté verrait effectivement un Ours berlinois. Et pourtant, ce film insolite et très original sur deux ex-taulardes et leur impossible réhabilitation dans un non-lieu de la forêt québecoise a reçu le prix Alfred Bauer.

La sélection française

À côté d’œuvres si fortes, qui prennent le réel à belles dents, tout en le pimentant, pour les deux films américains, de quelques traits de thriller, la sélection française a fait bien pâle figure.

Des vedettes aimées, certes, de nos cousins germains, mais dont l’astre n’est plus à son firmament : Isabelle Huppert et Juliette Binoche - Catherine Deneuve est arrivée in extremis la veille de la clôture, présenter Elle s’en va d’Emmanuelle Bercot, où elle tient le rôle d’une fringante sexagénaire qui prend la poudre d’escampette.
Signe des temps qui changent, un emploi similaire a valu le prix d’interprétation féminine à l’actrice chilienne, vedette de Gloria, de Sebastian Lelio. Le cinéma de grand-maman est en marche.

Que dire de La Religieuse de Guillaume Nicloux, et de Camille Claudel 1915, de Bruno Dumont ? Deux reprises, comme on dit au théâtre. La première bande est un simple remake de l’adaptation du roman par Jacques Rivette en 1966, le second enchaînant tout bonnement, à partir de la dernière image du film de Bruno Nuytten, i.e. du départ forcé de l’exaltée pour une "maison de repos".

La Religieuse  : Reconnaissons à Guillaume Nicloux le mérite d’avoir choisi une interprète principale qui n’a guère que cinq ans de plus que le rôle, la jeune Pauline Étienne, charmant Gavroche buté, un rien trop monocorde, et d’avoir permis d’entendre, parfaitement dite, la splendide langue de Diderot.
En (troisième) mère supérieure, Isabelle Huppert s’amuse visiblement, et cette bonne humeur, chez une comédienne que nous avons connue plus renfrognée, est si communicative que la salle s’esclaffait dès son apparition à l’écran.
Mais le très grand art n’eût-il pas été de nous faire pleurer devant cette libertine amoureuse de la plus indisciplinée de ses nonnettes ?
C’est étonnamment Adèle Blanc-Sec (je veux dire Louise Bourgoin), impériale, toute à la jouissance de l’exercice du pouvoir, qui retire le mieux son épingle du jeu dans ce tournoi de cornettes.

Camille Claudel 1915  : Ce n’est malheureusement pas le cas de Juliette Binoche dans le rôle de Camille Claudel, dont la seule préoccupation semble être de ne pas démarquer la flamboyante Adjani. Aucun danger de ce côté-là. Le cloître est joli, la garrigue évoque un autre fou, Van Gogh et un autre grand peintre, Cézanne. Claudel (Paul) est odieux à souhait.
Tout cela, on le savait. Cette production 100% Arte était-elle vraiment bien nécessaire, sinon à vouloir démontrer : 1) que l’art officiel sait, quand ils sont bien nés ou devenus bankable(s), récupérer les marginaux et 2) que le mouvement féministe réussit à se faire entendre quand il serine la même chose pendant quarante ans. La répétition est l’âme de l’enseignement, la chaîne "éducative" franco-allemande en sait quelque chose.

Hors compétition

Parmi les films hors compétition, ou faisant partie de la section Panorama, nous avons pu voir trois films au Friedrichstadtpalast, fleuron des Variétés de Berlin-Est, après avoir été celui du Reich, de Weimar et d’Adolf.
Nous avons pu y voir, hors compétition, The Grandmaster, de Wong Kar-wai, fresque historique débutant en 1936 et s’arrêtant avec la mort de l’héroïne (et celle de Staline) en 1953, une très belle kung fu mistress, figure mélancolique d’une Chine qui n’est plus, celle de la tradition, des formes, des affaires qui se traitent dans de somptueux bordels, et où la fille du chef (et du maître qui entraîna Bruce Lee) sait se faire obéir. Un film de danse, une féerie pour les yeux ! On n’oubliera pas de si tôt le plan de Ziyi Zhang, à la gare, qui vient de mettre au tapis l’adversaire / traître / usurpateur /manant : pâle, la bouche ensanglantée, quelques flocon de neige sur son beau col de fourrure.

Dans un tout autre genre, Lovelace, un biopic de Rob Epstein & Jeffrey Friedman sur la malheureuse, première star du porno hard. Une "malgré elle".
Lolita en short dans son jardin de la banlieue de Miami à qui il ne manque que les lunettes en forme de cœur, elle tombe dans tous les panneaux.
L’éducation sentimentale de Linda Lovelace - qui tourna féministe et fut dans les bonnes grâces de Gloria Steinhem herself, mais là-dessus le film n’est pas très disert - aurait pu fournir un chapitre croustillant au Hollywood Babylon de Kenneth Anger.
Pleine de nerfs, rythmée par les tubes et les couleurs des années 70, cette reconstitution offre un rôle époustouflant à Sharon Stone, mère de la donzelle, incarnation d’une Amérique où l’on cousait un A (écarlate) sur les vêtements des femmes adultères et des filles-mères : en bigoudis, efflanquée, administrant des taloches au fruit de sa chair et de son péché.
On ne reconnaît l’interprète de Basic Instinct que dans la scène finale. Dans le rôle de la brune brûlante qui en voit de toutes les couleurs, Amanda Seyfried se débrouille fort bien, elle aussi.

C’est pourquoi nous la retrouvâmes à regret, Amanda Seyfried, à la séance suivante, blonde, fade, enrubannée, bon genre et mauvais chic en Cosette (à 18 ans), un rôle sans doute ingrat et qui n’avait pas réussi non plus à Virginie Ledoyen dans la série télé signée Josée Dayan.
Les Miz, c’est la version filmée du musical qui cartonne à Londres depuis bientôt vingt ans. Tom Hooper, oscarisé pour The King’s Speech, a exigé de tous ses interprètes qu’ils chantent live, une performance dont tous s’acquittent avec maestria.
Citons Anne Hathaway, Fantine habitée, palpitante, maigre à faire peur avec son crâne quasiment rasé qui lui donne un faux air de Falconetti, Hugh Jackman, superbe Jean Valjean (quoique bien trop jeune pour le rôle). En Javert, Russell Crowe nous donne, comme d’habitude, froid dans le dos. Éponine (Samantha Barks), laideronnette mal-aimée qui va mourir sur les barricades comme un mec, nous réveille quand il y a vraiment trop de guimauve.
Nous ne chipoterons pas sur les décors en carton-pâte, marque de fabrique d’Universal (songeons à Paul Leni et L’Homme qui rit, cf JC 347-348), ni sur les airs et lyrics relativement faibles de Schönberg et Boulbil, que le public berlinois enthousiaste comme s’il voyait le Mur tomber une seconde fois, applaudissait au fur et à mesure.

Voilà pour l’entertainment, parfois de très haut niveau (Wong Kar-wai).

Passons aux films d’art (d’aujourd’hui) et aux rétrospectives chères aux inconditionnels du Cinémaxx 8.

Avec un programme nommé The Weimar Touch, les organisateurs (Die Deutsche Kinemathek en collaboration avec le MOMA) pointaient l’influence internationale de Weimar en exil, adoptant ainsi l’angle d’attaque de Marc Cerisuelo et des coauteurs de l’excellent ouvrage Vienne et Berlin à Hollywood.
Certains ont déploré un manque de rigueur dans le choix, une objection recevable dans le cas de Some Like It Hot, et surtout de Cabaret de Bob Fosse.

Mais sinon, que de pépites !

Ainsi Mollenard de Robert Siodmak (France 1938), avec Harry Baur (qui a jamais eu cette présence à l’écran ?), Eugen Schüftan et Henri Alekan qui nous donne des photographies et la vigueur "front popu" d’un Dunkerque que l’on ne reverra jamais plus, les décors d’Alexander Trauner et la musique de Darius Milhaud.

Des curiosités comme Het Mysterie van de Mondscheinsonate de Kurt Gerron (Pays-Bas, 1935), peut-être un tout petit peu décevant après une ouverture saisissante - l’auteur sera arrêté par les Allemands en 1943, interné à Terezin, où il dut tourner le célèbre Le Führer donne une ville aux Juifs, avant de périr à Auschwitz.

Gado Bravo d’Antonio Lopes Ribeiro et Max Nosseck (Portugal, 1934) fait vivre les amours d’une chanteuse allemande pour le beau torero qui vient lui voler la vedette jusque dans son night-club.

Le jubilatoire Viktor und Viktoria (1933) de Reinhold Schünzel (cinéaste et comédien dont le Cinegraph de Hambourg fête cette année le 125e anniversaire), sans doute le meilleur film antinazi parce qu’il ridiculise les nouveaux maîtres dans la vie quotidienne et dans les rapports de genre qu’ils prétendaient y instaurer. Schünzel nous fait rire au nez et à la barbe des bourreaux qui n’y virent goutte, puisque le film fut distribué, le cinéaste étant si populaire que Goebbels fermait un œil sur son demi-aryanité. Il ne s’envola qu’en 1937 pour Hollywood.

Au bout de trente-cinq ans de bons et loyaux service d’Ontological Hysterical Theatre, Richard Foreman se lance dans le cinéma. À tout saigneur (sic), tout honneur, Once Every Day a été présenté sur la scène du Hebbel Theater, jadis Mecque de Klaus Michael Grüber et de la Schaubühne, devant un public conquis d’avance. Quelques Hurons ont rapidement quitté la salle, l’auteure de ces lignes a tenu bon. Elle a tout de même apprécié la prestation, par Skype, de l’auteur (empêché par le blizzard new-yorkais de venir recueillir lui-même des tomates pleinement méritées) et s’est contentée de hurler "not enough !" à la demande répétée du Maître ès cruauté, essentiellement préoccupé de savoir combien de spectateurs avaient prématurément vidé les lieux. Ceci dit, même les spécialistes du cinéma peine-à-jouir (section : coïtus sempiternellement interruptus) s’accordaient pour concéder qu’il y avait des problèmes de rythme, le vieux Foreman ayant encore des progrès à faire en montage.

Mais nous avons eu le plaisir de rencontrer au HAU1 le cinéaste (expérimental) Andy Horn, légèrement goguenard devant notre réaction (de Huron) qui nous a conseillé d’aller chercher notre bonheur dans Wedding la Rouge, au Forum Expanded, une sorte de 104 local dont la programmation serait irréprochable.
Quittant le glamour, clinquant et tapis rouge de la Potsdamer Platz, pour un long trajet en métro qui nous dépose dans un autre Monde où la lingua franca n’est plus l’anglais mais le turc, nous parvenons enfin à un autre parcours initiatique, dans un superbe funérarium, avec cheminée, un vague air japonais sous la neige.
On se munit d’un plan et en voyage.

Première "proposition" : Canst Thou Draw Out Leviathan With a Hook, de Lucien Castaing-Taylor et Véréna Paravel, vidéo, muet 360’ qui, apparemment, fut déjà partiellement montré à Locarno et fit sensation.
Allongé sur des coussins de jute, le regard au plafond, le spectateur entre dans une autre dimension. Il ne sait plus ce qui est film, rêve, vision, hallucination, souvenir, aspiration, réminiscence. Il croit reconnaître du Marey, les mouettes d’Escher, ne fait plus la différence entre arts plastiques et cinéma.
Dans une absolue félicité, il contemple le ciel comme le voient les poissons.
Des profondeurs abyssales, il saisit des vestiges d’une civilisation qu’il a un jour nommée "la nôtre". Comme Ulysse dans l’Hadès, il erre, saluant d’autres divinités.

Le seul spectacle qui puisse se mesurer à l’aune de Leviathan est une installation vidéo sur trois écrans d’Angela Melitopoulos et Maurizio Lazzarato (Allemagne, 72 mn, sonore) tournée à Fukushima, qui catapulte le Japon des chamanes, sa spiritualité animiste et les faits et méfaits d’une technologie toujours en pleine hybris, dans un pays qui aurait dû accomplir son processus d’apprentissage.
Nous sommes confrontés à des manifestants impressionnants de détermination, à des mensonges d’État qui ne nous surprennent pas tout à fait, à des élites crispées sur le chiffre d’affaires. Nous avons l’impression d’assister à quelque funèbre poker où se joue "l’obsolescence de l’homme" (Günther Anders).

Encore quantité de choses vues et non vues dans cette Berlinale 2013 qui fut un grand cru, et sut, toujours mieux, ouvrir les portes d’un cinéma de l’avenir qui réconcilierait les arts visuels, la politique, la vie.

Ainsi cette soirée dada, animée par Haroun Farocki à l’Arsenal où l’on rendait hommage aux archives du cinéma cubain (constituées par Ulrich et Erika Gregor, présents dans la salle), où les films se tiraient au sort selon un principe "johncagien", où l’on put voir, entre autres, huit minutes d’images glanées en ciné-bus (des regards d’enfants découvrant Charlot et le 7e Art dans la campagne cubaine) sur le mode du ciné-train de Medvedkine.

Sans oublier la musique, expression populaire et politique comme dans le somptueux revival des années 70 au Brésil avec ce film hommage à l’artiste peintre, sculpteur, cinéaste, performer, musicien, anarchiste, exilé, créateur de merveilleux parangolés, Hélio Oiticica (1937-1980), réalisé grâce à une riche collection de sources retrouvées et orchestrées par son neveu Cesar Oiticica Filho. Le musée de l’ancienne Hamburger Bahnhof présentait, de concert, Cosmococa "un programa in progress : Helio Oiticaca / Nevil d’Almeida" (présent in situ).

Et le 12 février 2013, les festivaliers chanceux ont vu, vécu, senti et ressenti (en un mot erlebt) une expérience du bouillant concepteur brésilien, si présent bien qu’absent, en se plongeant dans son Liquidrom, reconstitué pour l’occasion. On était - tout de même - prié de se munir de son maillot de bain.

Le clou, ce fût la veille du palmarès, restauré par le Filmmuseum de Munich, Der Student von Prag, de Paul Wegener & Stellan Rye (d’après Hanns Heinz Ewers, 1913), en version numérisée projetée avec orchestre, à la Volksbühne.
Nous vous en entretiendrons ou comme on dit outre-Rhin : Fortsetzung folgt (À suivre).

Nicole Gabriel
Jeune Cinéma n°350-351, printemps 2013

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