Pour un petit bilan galactique provisoire
par Lucien Logette
Jeune Cinéma n°148, février 1983
Pour qui découvre aujourd’hui le cinéma en nos temps de Star Wars, Star Treck, Tron, E.T. et consorts, la question de la science-fiction comme genre cinématographique à part entière ne se pose pas.
Elle s’est pourtant longtemps posée, pour la simple raison que pour nourrir un genre, il faut des films qui l’illustrent, et, d’autre part, que quelques vagues souvenirs des grands anciens - Le Voyage dans la lune de Georges Méliès (1902), La Cité foudroyée de Luitz-Morat (1924), Aelita de Yakov Protazanov (1924), Metropolis de Fritz Lang (1927), ou Things to Come (Les Mondes futurs) de William Cameron Menzies (1936) - ne pouvaient suffire.
Lorsqu’il y a 25 ans, Jacques Siclier et André Labarthe tentèrent de dresser le premier panorama du genre (1), ils réunirent péniblement un peu moins de trois cents films, en grattant les tiroirs des genres voisins, l’épouvante et le fantastique. Rappelons qu’à l’époque, qualitatif et quantitatif ramaient sur le même bateau, et que, pour quelques éclairs signés George Pal ou Jack Arnold, combien avions-nous de ragougnasses concoctées par d’interchangeables fabricants (Fred Sears, Byron Haskin) que même les plus extensifs des nickelodéoniens ne pouvaient prendre pour des auteurs. (2)
État de fait d’autant plus curieux que, parallèlement, les écrivains de science-fiction de la seconde génération avaient d’ores et déjà atteint des sommets qu’ils ne dépasseront plus guère, après 1960. Ni Alfred Elton Van Vogt, ni Clifford Donald Simak, ni Theodore Sturgeon (*) ne trouvèrent en ces années d’équivalents cinématographiques, sans doute parce qu’il s’agissait d’une science-fiction déjà pré-spéculative, et que, comme le déclarait Boris Vian (3) "le malheur du cinéma comparé à la littérature comme moyen d’expression de la science-fiction, c’est que le cinéma n’est pas assez abstrait. Le cinéma matérialise".
D’un côté, on en était à la sémantique générale et à la logique non-aristotélicienne, de l’autre (sur l’écran), on en était à Jimmy Guieu et aux soucoupes volantes maléfiques.
Nécessité de montrer qui ne pourra qu’accentuer le décalage au cours de la décennie suivante. À l’extraordinaire éclatement thématique et formel de la science-fiction anglo-saxonne (pour mémoire et entre autres - (Philip K. Dick, Norman Spinrad, Philip Jose Farmer, John Brunner ou Frank Herbert - le cinéma n’opposera guère que le 2001 de Stanley Kubrick (1968), méditation superbe mais déjà datée. (*)
Pourtant, si les univers-gigognes dickiens semblaient peu réductibles à l’écran (on y reviendra à propos de Blade Runner,) Jack Barron et l’éternité (Bug Jack Barron) de Norman Spinrad (1969) ou Les Monades urbaines (The World Inside) de Robert Silverberg (1971) auraient pu constituer la base de films passionnants.
Mais le cinéma est parfois aussi une industrie : pas d’investissements sans rentabilisations, et la science-fiction est trop longtemps demeurée une affaire de fanatiques pour assurer un public potentiellement suffisant. Les augures à court terme avaient prévu que l’évolution des techniques et la banalisation des cabrioles lunaires sonneraient la fin de l’intérêt pour la science-fiction. Comme si l’imaginaire collectif ne conservait pas toujours quelques rêves d’avance sur la réalité...
Les histoires de spationautes sont désormais aussi poussiéreuses qu’un film de Jean Girault. Countdown de Robert Altman (1967), revu récemment, semble vieux de quelques années-lumière. La nostalgie de l’âge d’or et le désir formel d’une nouvelle frontière ont fait évoluer les goûts et les modes.
La naissance d’un nouveau public a permis l’amortissement prévisibles d’œuvres de plus en plus importantes, à la place des séries B ou Z d’antan. Nouveau public peut-être amené - ce n’est qu’une hypothèse - par les retombées et les déviations du culte de J. R. R. Tolkien outre-Atlantique, des exégèses de Lord of the Rings aux jeux stratégiques type Dragon and Dungeon, - ce qui expliquerait l’importance, dans la science-fiction cinématographique récente, d’un sous-genre longtemps négligé comme le "Sword and Sorcery". Cf. Le Dragon du lac de feu de Matthew Robins (1981) ou Le Cristal noir de Jim Henson & Frank Oz (1982).
En tout cas, la caractéristique actuelle du cinéma, alors que la littérature de science-fiction semble marquer le pas - la seule révélation récente étant John Varley - est une joyeuse prolifération des genres, mélangeant l’ancien et le nouveau, le retour aux sources et les salves d’avenir. S’y côtoient aussi bien les vieilles catégories, Heroic Fantasy avec Conan le Barbare de John Milius (1982) et Space Opera avec Star Wars et ses suites, que des thématiques modernes, cf. infra.
Signe d’une vitalité certaine. Signe d’un renouvellement ? Voire. Car si, après tant d’années de vaches maigres, la vision de dix nouveaux films par trimestre réjouit la rétine de l’amateur, il est peut-être temps de vérifier s’il s’agit de nouveautés véritables, ou simplement des habits neufs d’une vieille thématique.
Si l’on laisse de côté ce qui relève de la tératologie la plus niaise, à savoir les petits enfants des morts-vivants de George A. Romero, où la seule invention réside dans les permutations des mots-clés qui composent les titres (zombie, holocauste, cannibale, enfer, etc.) et l’Heroic Fantasy qui, de Robert E. Howard à Michael Moorcock, n’a guère évolué, il ne reste, au tableau spatial du trimestre, que quatre films bien typés, et qui ont en commun d’être tous des succès : Mad Max 2 de George Miller (1981), The Thing de John Carpenter (1982), Blade Runner de Ridley Scott (1982), et E.T. de Steven Spielberg (1982).
L’originalité revendiquée y est d’intégrer à une trame de science-fiction l’ultra-violence "moderne" récemment apparue dans les polars glorifiant l’auto-défense.
Mais outre qu’on y retrouve des sources non affichées - Les Culbuteurs de l’enfer de Roger Zelazny et une bande dessinée dont on a oublié l’auteur mais qui doit bien remonter à une dizaine d’années), le thème agressif du chacun pour soi est une des tartes à la crème des histoires de survie post-nucléaire. Cf. Le Survivant (The Omega Man) de Boris Sagal (1971), d’après Je suis une légende de Richard Matheson (1954).
Quant à ce qui faisait la force du roman de Roger Zelazny (4), voyage initiatique à travers les forces du Mal, elle est ici réduite à un affrontement statique entre bons colons et méchants déviants. Qu’on baptise les uns "Apaches" et les autres "pionniers", et nous voici pataugeant dans un argument de western à l’ancienne, heureusement sauvé par l’esthétique délirante d’un carrossier rigolard qui aurait fait ses classe dans le cartoon.
Le film, présenté comme un remake du film de Howard Hawks & Christian Nyby, The Thing from Another World (1951), se révèle plutôt fidèle à la nouvelle originale de John W. Campbell (1938), et c’est tant mieux - la version de 1951 étant une déplaisante petite chose militaro-maccarthyste.
John Carpenter retrouve là son thème de prédilection - à vrai dire son thème unique - celui du monde clos peu à peu rétréci devant les assauts d’envahisseurs extérieurs, que l’on retrouve aussi bien dans Assaut (1976), dans Fog (1980) ou dans New York 1997 (1981).
La seule différence est que, cette fois-ci, l’envahisseur a déjà pénétré et qu’il tente de phagocyter un à un tous les protagonistes - l’astuce de Carpenter étant d’avoir fait de cet indésirable un protoplasme innommable à l’anthropomorphisme galopant.
Ce qui nous vaut les transformations horrifiques les plus réussies depuis Alien de Ridley Scott (1979), à coups de chairs éclatées et tentacules sifflants.
L’ennui c’est que derrière ces effets spéciaux, se cache une histoire aussi vieille que la science-fiction, parabole sur le danger insidieux de la vampirisation des consciences, et qui, selon les périodes, peut passer pour un appel à la délation ou un vigoureux cri de liberté. L’invasion des profanateurs de sépultures de Don Siegel (1956) en contenait déjà toutes les implications. Ne reste qu’un fabuleux travail d’animation des maquettes et la morbidité d’ambiance chère à John Carpenter.
Blade Runner situe ses ambitions à un autre niveau.
La reconstitution d’une société future dans sa globalité, architecture, organisation sociale et structures hiérarchiques, toutes choses que le moindre roman de science-fiction met en jeu, mais que le cinéma répugne à montrer, surtout par manque de moyens. Il n’y a a guère que Soleil vert de Richard Fleischer (1973) ou L’Âge de cristal de Michael Anderson (1976) qui l’ait esquissée récemment.
Ridley Scott a apporté à construire sa ville le même soin qu’à peaufiner les intérieurs de son premier film, Les Duellistes (1977). L’alternance de maquettes et d’immeubles réels est indécelable, les véhicules volants n’ont pour une fois pas l’air échappés d’un jeu vidéo, la cité existe superbement avec sa saleté, ses néons insupportables, ses résidences délitescentes et ses coudoiements. Il s’agit là d’une des plus plausibles représentations d’un monde futur jamais vue à l’écran.
Mais la description d’un cadre, aussi réussi soit-il, n’est pas une finalité. Encore faut-il qu’il s’y passe quelque chose. Et malheureusement, c’est ici que Ridley Scott s’est trompé d’auteur. La ville, et, plus généralement, le décor n’ont chez Philip K. Dick d’importance que par rapport aux personnages. À la limite, tout un roman peut se dérouler dans le désert (5), seuls importent les délires schizophréniques des héros. C’est la raison pour laquelle l’univers du plus bouleversant écrivain de science-fiction moderne est totalement fascinant et intransposable.
Du coup, les scénaristes se contentent généralement de conserver quelques détails de surface, et, là, ont pondu une histoire de quête policière qui en vaut une autre, mais qui, située en 1930, aurait pu se dérouler selon les mêmes schémas : contrat, recherche, rencontre féminine, exécution, fin heureuse (une happy end chez Dick !).
Ce n’est pas parce que les voitures de police volent ou que les privés ont des égalisateurs à douze giclées que les ressorts dramatiques changent.
Ne demeure, au milieu de ce décor parfait, qu’un polar à peine plus exotique que les aventures de Alack Sinner dans la bande dessinée de Carlos Sampayo & José Muñoz .
Et c’est dommage. (6)
Enfin E.T. fournira un cas de figure exemplaire pour les futurs élèves en marketing publicitaire. C’est le triomphe du film pré-mâché, l’apogée de la gadgétisation spectaculaire marchande. On prépare le public pendant plusieurs mois, on distille des chiffres d’exploitation terrifiants, on sort l’artillerie lourde (couvertures, interviews, publicité rédactionnelle, etc. jusqu’à l’écœurement). À la limite, nul besoin de voir un film dont on connaît les moindres recoins. En bout de chaîne, pourtant un produit gentillet, et très propre, qui ne mérite ni excès d’honneur ni indignité, un peu boy-scout, un peu disneyen, juste assez branché pour les enfants de MacDonald et de Coca-Cola.
Scénario sur ordinateurs ? Peut-être. En tout cas, scénario de vieilles recettes - un brin de Peter Pan, un zeste du Magicien d’Oz, une miette de Dr T., etc., et cela à dose homéopathique pour qu’on puisse parler d’hommage et non de plagiat, avec cette goutte de je-ne-sais-quoi et de presque-rien qui indique la patte du grand faiseur, et fait de Steven Spielberg le Monsieur Plus de la superproduction néo-hollywoodienne. On peut en faire, comme Le Matin, une psychanalyse, ou comme les Cahiers du cinéma, une rectoscopie, cela n’y change pas grand chose.
Quant à saluer comme "géniale", l’inversion thématique de l’extra-terrestre, c’est oublier le Klatoo du Jour où la Terre s’arrêta (1951), lui aussi étranger bienfaisant, ou bien Valentin M. Smith, le héros du roman de Robert Heinlein, En terre étrangère (1961). De toute façon, E.T. étant, sans doute aucun, un avatar de J.-C. (tout y est : stigmates, empathie, résurrection et montée aux cieux), il était difficile, pour Steven Spielberg d’en faire un monstre moral. C’est triste. Un Christ malivole aurait été une révision bien rafraîchissante du mythe. Tout ceci pour démarrer moins fort que Jean Yanne. À quoi se fier désormais ?
Il ne faudrait pas que ce petit panorama se termine sur une note aigre, réflexion d’ancien combattant pleurant sur la science-fiction qui n’est plus ce qu’elle était, etc.
Au contraire, on veut croire que le cinéma de science-fiction ne s’est jamais mieux porté. Les films sont de plus en plus soignés et le public suit. Pourquoi bouder alors son plaisir ?
Parce qu’à force d’utiliser de vieilles recettes pour faire de nouvelles soupes, on peut craindre que toute cette cuisine ne sente un jour le réchauffé.
Technologie avancée ou pas, l’écran demeure prisonnier de l’image et montrer seulement ne suffit pas. Aujourd’hui, comme en 1958, Boris Vian a raison. La science-fiction ce n’est pas seulement un aéronef qui décolle, c’est le renversement des morales, la refonte des comportements, la bascule des rapports.
Un jour viendra peut-être où l’on verra adapter des chefs d’œuvre comme Les Amants étrangers, Le Dieu venu du centaure, ou Le Monde inverti (7). En attendant, profitons, sans illusions, d’un cinéma qui se contente d’illustrer à l’envers le célèbre "Sur des pensers nouveaux, faisons des vers antiques".
Et comme l’écrivait Boris : Vive le carton-pâte !".
Lucien Logette
Jeune Cinéma n°148, février 1983
* Les écrivains de SF cités : Theodore Sturgeon (1918-1985) ; Clifford Donald Simak (1904-1988) ; Robert Heinlein (1907-1988) ; John W. Campbell (1910-1971) ; Alfred Elton Van Vogt (1912-2000) ; Philip Jose Farmer (1918-2009) ; Frank Herbert (1920-1986) ; Jimmy Guieu (1926-2001) ; Richard Matheson (1926-2013) ; Philip K. Dick (1928-1982) ; John Brunner (1934-1995) ; Roger Zelazny (1937-1995) ; Norman Spinrad (né en 1940) ; John Varley (né en 1947).
Cf. aussi infra, note 7.
1. Jacques Siclier et André S. Labarthe, Images de la science-fiction, Paris, Éd. du Cerf, 1958.
2. Les éclairs : George Pal (1908-1980 et Jack Arnold (1916-1992).
Les interchangeables fabricants Fred Sears (1913-1957) et Byron Haskin (1899-1984).
3. Boris Vian, in Écran n°1, janvier 1958.
4. Roger Zelazny, Damnation Alley, New York, G. P. Putnam’s Sons, 1969. Les Culbuteurs de l’enfer, traduction de François Lasquin, Champ Libre, 1974 puis Jean-Claude Lattès, 1979. Route 666 traduction Thomas Bauduret, Paris, Denoël, 2000.
5. Philip K. Dick, Martian Time-Slip, New York, Ballantine Books, 1964. Glissement de temps sur Mars, traduction de Henry-Luc Planchat, Paris, Robert Laffont, 1981.
6. Carlos Sampayo & José Muñoz, Alack Sinner, BD créée en 1975 pour Linus et Charlie Mensuel.
7. * Philip José Farmer, The Lovers, New York, Ballantine Books1961. Les Amants étrangers, traduction de Michel Deutsch, OPTA, 1968.
* Philip K. Dick, The Three Stigmata of Palmer Eldritch, New York, Doubleday, 1965. Le Dieu venu du centaure, traduction de Guy Abadia, OPTA, 1969.
* Christopher Priest, The Inverted World, New York, Harper & Row, 1974. Le Monde inverti, traduction de Bruno Martin, Calmann-Lévy, 1975.